Gérard Manset
Nouvel album, Obok pour Gérard Manset, un chanteur singulier qui, depuis 1968, règne sur un univers sombre traversé de brusques émerveillements. "J’ai eu souvent le sentiment de ne pas être très aimé. Et c’est en train de changer. J’ai maintenant l’impression d’une sorte d’assentiment" dit-il alors que, pour la première fois de sa carrière, il pourrait monter sur scène.
Un jour sur scène ?
Nouvel album, Obok pour Gérard Manset, un chanteur singulier qui, depuis 1968, règne sur un univers sombre traversé de brusques émerveillements. "J’ai eu souvent le sentiment de ne pas être très aimé. Et c’est en train de changer. J’ai maintenant l’impression d’une sorte d’assentiment" dit-il alors que, pour la première fois de sa carrière, il pourrait monter sur scène.
RFI Musique : Avec la chanson Jardin des délices, on retrouve la thématique de Paradis ou du Verger du Bon Dieu : la possibilité d’un paradis accessible.
Gérard Manset : Heureusement, il y a cette idée de l’Eden, omniprésente, comme la bouteille de champagne dans Tintin et le crabe aux pinces d’or : on le voit se profiler à l’horizon puis disparaître. L’Eden était partout et, petit à petit, en raison de l’hégémonie humaine, il est de moins en moins présent. C’est comme pour la couche d’ozone, qui est crevée et va finir par disparaître totalement. On va finir cramés.
En ce moment, je relis Zola. Eh bien l’ouverture de Nana, cette scène au théâtre, c’est le Paradis. A ce moment, le Paradis était à l’intérieur des individus. On les a dénutri de santé, de bonheur, de gentillesse – plus ils dépérissent, moins le Paradis est en eux. Quand on relit Zola page à page, la diversité, la bonhommie, la simplicité de tous les personnages vous frappe : à mesure qu’ils ouvrent les portes, qu’ils entrent et qu’ils sortent, quelque soit leur âge, leur sexe, leur condition sociale, c’est le Paradis, le paradis concret, celui qu’on aurait pu ne pas perdre. Dans la moindre scène, si banale soit-elle, tout est d’une richesse protéiforme, dans des milliards de couleurs là où aujourd’hui les pensées sont ternes, les réactions affectives sont ternes, les discours sont ternes.
Vous avez l’intention de faire enfin de la scène. Toutes ces années sans faire de concerts, ça ne vous a pas manqué ?
Si, évidemment.
N’avez-vous pas peur du trac, maintenant ?
Je ne crois pas que j’aurais le trac. Ce serait plutôt vis-à-vis de moi-même : je n’ai pas changé d’opinion, je trouve toujours cela très déplacé et je ne sais pas comment je supporterais l’épreuve. Ce n’est pas tellement lié au public ou le fait de crever la bulle et de passer sur scène ; c’est après, le lendemain, le surlendemain, me dire que j’ai accompli cette sorte de compromission, comme si j’avais été me baigner dans quelque chose de pas très propre. Mais je voudrais préciser, parce que je suis une espèce de traumatisé du malentendu : quand je dis pas très propre, c’est que dans cette salle, sur 2000 personnes, il y en aurait la plus grande part qui ne me connaitrait pas. Ils viendraient voir quelqu’un d’autre, d’autres titres. Ils seraient peut-être enthousiastes, comme ils vont voir Souchon ou Bashung ; or je ne suis pas Souchon ou Bashung. Je n’ai pas envie qu’on vienne voir un énième artiste de variétés. Le malentendu serait là et je m’y serais baigné.
C’est la crainte que l’on puisse vous prendre pour un artiste de variétés.
Justement – j’y reviens – c’est ça l’ouverture de Nana : une sorte de Brigitte Bardot dénuée de toute forme de talent si ce n’est son physique ; au début, on est près des quolibets et, dix pages plus tard, tous sont conquis, avec les yeux qui leur sortent de la tête. Eh bien voilà : c’est ça le spectacle ; moi je ne suis pas dans ce registre. Ou j’aimerais ne pas y être.
Avec le premier tirage de l’album est joint un petit livret avec Neuf alternatives à Obok, textes sur chacune de ces chansons…
J’étais relativement frustré parce que j’écris un certain nombre d’ouvrages que pour diverses raisons je ne mets pas en circulation – je vois des éditeurs et ça se ne fait pas, ou alors je ne veux plus. Pour Le Langage oublié, j’avais deux ou trois cents pages que je n’ai pas mises en forme. Cette fois-ci, je me suis dit que c’était l’occasion d’aller plus loin que ces textes de chansons qui peuvent sembler abscons ou laisser sur sa faim. Là, les gens qui aiment ce que je fais vont acheter le CD et on leur donne ce texte.
Vous vient-il couramment ce genre d’inspiration avec les chansons ?
Oui, mais c’était fugitif. Il se trouve que, là j’ai voulu le saisir. Mais ce n’était pas prémédité. J’ai vu que, sur un titre, Fauvette, on allait partir sur des interprétations qui n’avaient rien à voir. C’était au téléphone et, tout de suite après avoir raccroché, j’ai écrit cette espèce d’explication comme si je continuais la conversation. Et, pour Pacte avec mon sang, le titre m’est venu presque d’une volée, peut-être en trois quarts d’heure ou une heure. Et le synopsis me venait en même temps – c’est exactement la vision que j’avais à ce moment-là, à quelques bricoles près.
Il semble qu’à chacun de vos albums, il y ait des chansons qui restent sur l’établi, qui ne sortent finalement pas…
Ici, il y avait notamment un texte difficilement recevable, sinon avec une très longue explication. Je l’ai regretté mais j’ai un peu marre de ces luttes perdues d’avance – préciser, déciller les yeux des gens, les secouer. J’ai un peu passé l’âge… Et puis c’est le rôle de la littérature, pas de la musique.
C’est ce que dans un texte vous appelez "cette manie d’expliquer, cette hérésie de la transparence"…
Je n’aime pas être mis en cause et je n’aime pas avoir à justifier des choses qui pour moi relèvent du domaine de la poésie, de l’expression naturelle et viscérale, qui ne viennent pas de moi mais d’ailleurs et dont, probablement, je ne suis pas responsable, qui sont à prendre dans leur entier, sans aucune restriction, pour monnaie comptant. La vérité absolue. C’est tout. Si on commence à demander au Villon de La Ballade des pendus pourquoi il y a des pendus qui sont comme des fruits sur un arbre… On ne fait pas une explication de texte sur La Ballade des pendus. Je n’ai rien contre le dépiautage, le décorticage, mais encore faut-il que ce soit fait en stricte neutralité. Or aujourd’hui cette neutralité n’existe plus.
Gérard Manset Obok (Capitol-EMI) 2006
