Gérard Manset

Personnage à part dans la chanson française, Gérard Manset vient de publier son nouvel album, Le Language oublié, qui vient presque six ans après son disque précédent, Jadis et naguère. Secret, exigeant, ayant refusé jusqu'à présent l’idée de jouer sa musique en public, il parle peu. Mais c’est toujours avec une franchise et une puissance de feu étonnantes.

Le Language oublié

Personnage à part dans la chanson française, Gérard Manset vient de publier son nouvel album, Le Language oublié, qui vient presque six ans après son disque précédent, Jadis et naguère. Secret, exigeant, ayant refusé jusqu'à présent l’idée de jouer sa musique en public, il parle peu. Mais c’est toujours avec une franchise et une puissance de feu étonnantes.

Manset ne cache pas son désir de livrer des disques apaisants, qui apportent un baume sur les souffrances et l’ennui de la vie contemporaine. «Ce disque-ci est moins sombre, prévient-il. Les thèmes sont tragiques mais le ton est peut-être plus prophétique, plus à distance.» Dans Le Langage oublié, il est question d’un monde disparu, et disparu depuis peu : la dilution de valeurs sur lesquelles vivait l’Occident depuis des siècles, que la brutalité d’une société télévisée et «transparente» a rendu désuètes. «On est dans le mensonge permanent. Je ne pense pas que ce soit délibéré. Je ne pense pas qu'il y ait un responsable réel, ou des responsables ayant décidé de laisser circuler cette sorte de mal-être de plus en plus grave. Je pense que c'est inconscient, personne ne se rend bien compte. C'est Pandore, et la boîte a été ouverte.»

Il a fallu du temps, depuis Jadis et naguère en 1998, pour que Manset sorte un nouveau disque. Mais ce qui l’a retardé n’a rien à voir avec des problèmes d’inspiration: «Je ne voulais pas sortir un album comme Jadis et naguère ou La Vallée de la paix, mais faire une petite avancée dans le sens du numérique.» Et Manset est volontiers autarcique: auteur, compositeur, interprète et réalisateur de ses disques, il en est aussi, en général, l’ingénieur du son. Cette fois-ci autant que les précédentes, mais avec une nuance de taille: «En fait, il y a avait un disque qui devait sortir l'année dernière, et que j'ai laissé de côté pour des raisons d'ordre technique. Sur le plan du son, nous sommes à une étape charnière avec le passage de l'analogique au numérique. Il n'y a presque plus de magnétophones analogiques, presque tout se fait sur Pro Tools mais il n'y a quasiment personne de compétent dans le domaine. Alors il m'a fallu ré-endosser la panoplie du preneur de son et de l'ingénieur. C'est un peu fatiguant à mon âge de tout recommencer à zéro: ça a pris une ou deux bonnes années de plus. Comme je fais beaucoup d'images, je travaille depuis longtemps sur le logiciel Photoshop. Je n'aurais pas admis que Pro Tools ne soit pas aussi performant. Or ça l'est mais, en général, la hot line ne répond pas ou n'a pas la solution.»

Manset, dont le perfectionnisme est légendaire, a plongé dans les arcanes du logiciel Pro Tools, qui gouverne aujourd’hui la majeure partie des studios d’aujourd’hui, de la prise de son au mixage. «J'ai fait une petite incursion dans l'électronique qui élargit un peu le débat, éloigne des années 70. J'ai fait ce travail sur quelques titres, Demain il fera nuit, Le Langage oublié (il y a dix ou quinze ans, je n'aurais pas pu avoir ce nombre de couches sonores successives, comme ce que j'avais fait sur Jeanne la Folle sur l'album Long long chemin ou sur Animal on est mal), A un jet de pierre et Quand on perd un amiLà, il entasse les couches, les sons, les textures d’une manière à la fois neuve et conforme à son univers sonore habituel - grandiloquences, vifs raccourcis, guitares acérées, claviers planants, voix doublées...

Et soudain, la chanson Que ne fus-tu évoque sa mère: «Comme je pense toujours à la scène, je voulais mettre dans ce disque un titre comme celui-ci, qui est une création en une prise. J'avais quatre phrases de jetées, j'ai pris ma sèche et, dans la foulée, en une prise, j'ai fait la chanson. C'est une trace de ce qu'est l'inspiration: il n'y avait rien trois minutes avant; et trois minutes après la chanson était faite.» Curieuse chanson, au demeurant, qui cherche derrière le bonheur d’une enfance sans nuages les racines d’une douleur d’adulte: «Très bizarrement, je me suis aperçu que ce texte donnait l'impression de dire absolument le contraire de ce qu'il dit. C'est étrange que la langue soit ainsi déviée de son sens: je dis très précisément quelque chose de laudatif, et on n'en reçoit que la décharge inverse. Je dis: «tout fut doré» - qui incriminer de ce mal-être, qui est celui de tout le monde, si il n'y a même pas quelque à reprocher au sein de la cellule familiale, et plus précisément à la mère, si tout était parfait? Puisque aujourd'hui il faut trouver des coupables à tout, que fait-on quand il n'y en a pas? Je revois ma mère me berçant avec «Couronnés de thym et de marjolaine/Les elfes joyeux dansent sur la plaine» de Leconte de Lisle, ma tante jouait Chopin. Certains ne doivent pas être abreuvés de beauté, de poésie et de bonheur, ce qui peut être le moyen de les terrifier à vie d'avoir perdu ça ou de ne pas le retrouver: c'est le problème de l'Eden, du paradis perdu.»

Ce paradis perdu, Manset n’en voit plus aujourd’hui que les décombres dans notre civilisation. «Pourrait-on revenir à un monde tel qu'il était il y a quinze ans, je ne sais pas. Mais on pourrait quand même limiter les dégâts. Interdire l'affichage, soumettre la presse à une réglementation très stricte en ce qui concerne l'utilisation des images...» La télévision l’écœure, il ne trouve plus de plaisir au cinéma, s’ennuie dans la littérature actuelle, reproche à notre époque de vouloir partout et toujours la transparence: «Je ne crois pas qu'il soit bon de tout dire à tout le monde. Il y a des questions qui doivent rester sans réponse, et on vivait sur cet état de fait depuis cinq ou dix mille ans. En une dizaine d'années, on a passé tout ça par la trappe: maintenant, il faut une réponse pour tout, et surtout une réponse qui tienne en une ligne.»

Il rêve de solutions radicales, rêve de refontes majeures de nos sociétés: «Les dirigeants, une fois qu'ils sont élus, devraient être écartés de la vie publique, cesser d'apparaître. Ça a l'air absurde mais c'est tout simple: on est élu? On disparaît, on ne va pas sur les marchés, on ne répond pas à la presse, et le pays s'en porterait beaucoup mieux, je pense.» Et la musique? «J'ai vu la soirée des Victoires de la musique: c'est affligeant, un retour de trente ans en arrière, Régine à tous les étages...» Mais l’imprécateur balaye d’un geste son propre agacement devant l’état des variétés. Il revient à son ambition d’apaiser, d’apporter soulagement et douceur à ses contemporains - «Je ne veux pas donner l'impression d'être un censeur.»

Gérard Manset: Le Langage oublié, 1 CD EMI.

Illustrations du livret : Mesdemoiselles de l'Isle Adam, René Magritte, 1942