La Buiguine retrouvée

Pour le film Biguine de Guy Deslauriers, une bande originale exceptionnelle retrouve les accents hédonistes et insolents de la musique des cabarets de Saint-Pierre, en Martinique, avant l’éruption de la montagne Pelée. Une fascinante plongée aux origines de la biguine.

Quand le cinéma retrace avec rigueur la genèse d'un genre musical

Pour le film Biguine de Guy Deslauriers, une bande originale exceptionnelle retrouve les accents hédonistes et insolents de la musique des cabarets de Saint-Pierre, en Martinique, avant l’éruption de la montagne Pelée. Une fascinante plongée aux origines de la biguine.

 

 Il est des musiques de film qui savent vivre leur vie propre, qui conquièrent une existence commerciale, une épaisseur culturelle, une légitimité artistique hors de leur seule apparition à l’écran. Le film Biguine, "'fiction documentaire" qui évoque la naissance de la musique emblématique de la Martinique à Saint-Pierre, peu avant l’éruption de la montagne Pelée, a connu un beau succès aux Antilles françaises et dans la communauté "domienne" en métropole. Mais le disque, sorti début décembre, avec quelque retard sur l’exploitation du long métrage de Guy Deslauriers, pourrait bien apparaître comme un album historique.

Historique ? Au double sens du mot : document d’une qualité exceptionnelle sur la biguine ancienne, c’est aussi la recréation la plus fidèle en même temps que la plus ambitieuse du creuset créole originel. Et, à terme, il se pourrait bien que le disque Biguine devienne la référence majeure pour quiconque s’intéresse de près ou de loin à cette forme qui a connu, depuis l’apparition du disque, les sommets de l’élégance (notamment avec Stellio dans les années 30) comme l’enfer du "doudouisme", de la chanson touristique et de la décadence folklorique.

Le cinéaste Guy Deslauriers avoue volontiers que le premier rôle de son film, peut-être plus que le couple d’Hermancia et Tiquitaque, ou que la ville de Saint-Pierre, est la musique elle-même, ce qui explique son importance à l’écran et le soin maniaque qui lui a été apporté. La biguine, c’est l’âme de la ville de Saint-Pierre avant le cataclysme de 1902 : la ville est la capitale du monde créole, le petit Paris de la Caraïbe. Plus rayonnante culturellement que La Havane, Kingston ou Port of Spain, c’est aussi "le ventre de la Martinique", selon l’expression de Deslauriers : quatre-vingt distilleries et sucreries aux alentours, une quarantaine de bateaux en permanence dans le port, des journaux, des éditeurs, des cercles intellectuels et politiques, un théâtre où passent les plus grandes troupes dramatiques et lyriques d’Europe... Ce qui signifie aussi la confrontation permanente de grosses fortunes qui se pressent dans les salons et aux représentations d’opéra, et d’un petit peuple misérable qui a quitté la campagne pour venir chercher subsistance à la ville.

Origines africaines et européennes

 

    C’est de là que va naître la biguine, lorsque vers la fin du XIXe siècle se rencontrent la polyrythmie rurale, d’origine africaine, et des musiques policées d’origine européenne que sont la valse, la polka et la mazurka. "La première biguine est un mélange de polka et de bèlè", dit Deslauriers, qui fonde ses certitudes non seulement sur la mémoire populaire de la musique mais aussi sur les recherches des musicologues. La musique de la bourgeoisie urbaine – blanche, mulâtre mais aussi, depuis peu, noire – est appropriée par un peuple nourri de tambours et de rythmiques "lâchée", à commencer par le bèlè (du français "bel air"), musique insolente et rugueuse de la campagne.

Pour présenter cette rencontre à l’écran et sur disque, "nous avons travaillé avec deux experts : Neil Lancry, qui n’a pas loin de quatre-vingt ans, et a le savoir et l’oreille ; et Sully Cally, qui a fourni les partitions de biguines anciennes", explique le réalisateur. Et la genèse de la biguine est démontrée d’abord par un titre qui sera écouté dans les universités : Gaudriole polka-biguine fait entendre la même mélodie, d’abord comme air de danse dans un salon de la bonne société, puis évoluant insensiblement à la rencontre du petit peuple des cabarets du port, où il trouve une rythmique plus appuyée, plus féroce, plus libre. À ce moment-là, la polka est devenue biguine. Le choix de l’instrumentation renvoie aux années qui virent, dans les mêmes couleurs sonores, la naissance du premier jazz à la Nouvelle-Orléans : clarinette au premier plan, soutenue par banjo, trombone, batterie sommaire, chacha (une calebasse remplie de graines), violoncelle (plus courant et surtout moins cher que la contrebasse, qui s’imposera massivement aux Antilles seulement après la Première Guerre mondiale) et, parfois le piano.

 

 Pour le répertoire, "nous avons voulu surprendre, éviter les biguines les plus célèbres", avoue Deslauriers. Avec ses experts, il a choisi de faire entendre des titres qui eurent grand succès en leur temps mais qui ont été plus ou moins oubliés, et dont les paroles rappellent le poids politique et social qu’a pu avoir cette musique : évocation de faits divers ou d’affaires de moeurs, vigoureuses charges politiques, célébration de l’art de vivre de Saint-Pierre... La demi-douzaine de chansons anciennes chantées par Micheline Mona (qui incarne à l’écran l’héroïne, Hermansia, et qui est par ailleurs la nièce du grand chanteur Eugène Mona) dessinent le portrait d’un art de la parole libre autant que d’une ivresse hédoniste.Biguine (Hibiscus Records) 2004