JULIEN JALAL EDDINE WEISS
Paris, le 27 février 2002- On croirait un personnage de conte, avec sa haute stature, sa beauté de héros de Paul Morand, ses manières dans lesquelles le prince d’Orient croise l’intellectuel occidental. Blond, titulaire d’un passeport français, Julien Jalâl Eddine Weiss est un des plus grands musiciens arabes d’aujourd’hui, jouant partout dans le monde – et même au Moyen-Orient – avec son ensemble Al-Kindî.
Musicien français et virtuose arabe
Paris, le 27 février 2002- On croirait un personnage de conte, avec sa haute stature, sa beauté de héros de Paul Morand, ses manières dans lesquelles le prince d’Orient croise l’intellectuel occidental. Blond, titulaire d’un passeport français, Julien Jalâl Eddine Weiss est un des plus grands musiciens arabes d’aujourd’hui, jouant partout dans le monde – et même au Moyen-Orient – avec son ensemble Al-Kindî.
" On n’est pas obligé d’être noir pour jouer du jazz, ni arabe pour jouer de la musique arabe" dit-il avec un sourire. "Et en quoi est-ce plus invraisemblable de jouer de la musique classique arabe que de jouer du rock’n roll quand on français, blanc et parisien ? J’avoue que je m’identifie un peu au personnage du prince Ousâma parce qu’il a été exclu de sa maison natale. Comme lui, j’ai eu une vie assez mouvementée. J’ai quasiment été mis à la porte de chez moi alors que j’avais quinze ou seize ans. Finalement, c’est une chance parce que j’ai pu vivre la vie que je comptais mener. "
A quarante-huit ans, Julien Jalâl Eddine Weiss appartient plus à la lignée des grands aventuriers de la culture de la Renaissance ou du XIXe siècle, Européens de la cour de l’empereur de Chine ou rois en Afrique… Lui, fils d’un Alsacien et d’une Suisse né à Paris, est devenu un grand musicien classique arabe.
« Enfant, j’ai commencé la guitare classique. Puis j’ai eu une existence mouvementée liée à l’après-68, un itinéraire hippie et baba cool. Je suis parti très jeune vivre en communauté au Maroc, j’ai changé mon prénom en Julien – je m’appelais Bernard –, je me suis trouvé en Californie à seize ans, puis dans une communauté en France, puis de nouveau au Maroc, puis aux Antilles… Mais j’ai aussi fait l’école normale de musique de Paris en guitare classique. J’avais beaucoup aimé la pop genre Pink Floyd et avais vite trouvé ça trop primaire sur le plan structurel : j’ai commencé à m’intéresser au jazz rock et à une musique plus sophistiquée, comme la musique indienne. Puis, en écoutant un disque de Mounir Bachir, j’ai découvert que la polyphonie est un dogmatisme dont on peut se passer pour s’exprimer. »
Cette découverte est un éblouissement : Julien Weiss découvre, en même temps qu’une nouvelle esthétique musicale, des structures qui le passionnent. « Je m’intéressais à la relation névrotique entre l’auditeur et l’artiste, et j’ai alors découvert cette sorte de transfert qu’est le tarab, caractéristique de la musique arabe. Alors je me suis lancé dans l’analyse scientifique du système microtonal. Quand on me disait que les quarts de tons sont une catégorie irrationnelle, je cherchais un moyen d’expliciter cet irrationnel. Et le qânûn, la cithare arabe, est le seul instrument qui permette de visualiser l’irrationnel : des cordes tendues et des clapets que l’on monte pour modifier la hauteur d’un son, comme pour faire d’un ré bémol un ré bécarre. »
Donc, Julien Weiss se désintéresse de la musique occidentale pour se consacrer aux seules musiques du monde arabo-musulman. Après un court passage par le oud, le luth arabe, il se consacre au qânûn. Il part étudier au Caire, puis à Tunis, à Bagdad, à Beyrouth, à Istanbul avec des maîtres de l’instrument, tout en étudiant de manière très rigoureuse la musique arabe et éviter l’écueil courant pour les musiciens occidentaux curieux de l’Orient, qui « dans cette musique font soit du flamenco, soit de la musique médiévale, sans réussir à s’intégrer en professionnels. » Il déjoue les pièges de la relation habituelle entre maître et élève en Orient : armé de sa connaissance du solfège, il relève des centaines de partitions classiques et demande à ses aînés des conseils d’interprétation et de phrasé, ce qui va beaucoup plus vite que s’il était un simple élève attendant que son maître lui transmette son répertoire. Outre son imposant travail théorique, il travaille au moins six heures par jour son instrument, lance des recherches de facture pour améliorer la précision de l’intonation et des intervalles sur le qânûn.
En 1983, il fonde Al Kindi en réunissant des musiciens tunisiens qui jouent à Paris dans des cabarets et dans les mariages. Puis, trois ans plus tard, il commence à travailler avec des musiciens vivant dans les pays arabes – « la crème des instrumentistes ». Il choisit les meilleurs de chaque instrument, et des chanteurs d’une exceptionnelle qualité, avec une méthode de travail qui enthousiasme ses partenaires : « Ma démarche est très différente d’un orchestre arabe. Je mets en valeur la musique instrumentale avec beaucoup d’improvisations, des recherches sur les bases rythmiques, j’essaie d’enrichir l’esthétique de cette musique, d’enrichir les répertoires, d’apporter du nouveau dans de l’ancien. Les solistes avec qui je travaille ne sont pas traîtés ainsi dans leur vie professionnelle habituelle : dans les orchestres des télévisions arabes ou de variétés orientales, le premier rôle est tenu par le chanteur ou par les violons et ils ne peuvent jamais vraiment développer leur jeu en dehors de très courts solos. »
Ainsi, il refuse radicalement la présence du violon et de l’alto dans Al Kindi, alors que ces instruments occidentaux ont pris la première place dans la musique arabe d’aujourd’hui. Mieux : il choisit de revenir à une sophistication oubliée en Orient. « Les chanteurs syriens, pour soi-disant faire plaisir au public, font des chansonnettes rythmées à deux temps sur lesquelles on bat des mains dans les mariages. Ça, niet ! Avec Al- Kindî, nous travaillons sur des rythmes incroyablement sophistiqués, nous faisons de longues improvisations pour chaque instrument, des vocalises de quinze minutes sur un rythme à 7/4. C’est pourquoi nous faisons des disques qui présentent deux heures vingt de musique – une saga, un voyage, une succession de pièces vocales et instrumentales, d’improvisations libres ou mesurées. » Ainsi, le nouveau double-CD d’Al-Kindî, intitulé Les Croisades sous le regard de l’Orient, est-il d’une sophistication étourdissante, entre poésie arabe médiévale, improvisations de haut vol, compositions contemporaines, pièces vocales sublimes chantées par Omar Sarmini.
Et Julien Weiss, prolongeant sa passion de musique arabe par une « conversion poétique », est devenu Julien Jalâl Eddine Weiss. Et ce Julien Jalâl Eddine Weiss est devenu une figure culturelle d’Alep en Syrie, où il vit dans une demeure du XIVe siècle dans laquelle il tient salon de musique pour un public d’amis et de lettrés. Un destin de prince…
Bertrand Dicale
Album: Omar Sarmini et l'ensemble Al-Kindî Les Croisades sous le regard de l’Orient (Harmonia Mundi)