PRINTEMPS DE BOURGES (6)

Bourges, le 24 avril 2000- Un dimanche festif avec trois artistes algériens réunis, de la chanson française classique, un folklore imaginaire, un voyage dans un Tibet rêvé: l'identité passe au pluriel...

Idir, Himalaya, Casse-Pipe, L'Attirail

Bourges, le 24 avril 2000- Un dimanche festif avec trois artistes algériens réunis, de la chanson française classique, un folklore imaginaire, un voyage dans un Tibet rêvé: l'identité passe au pluriel...



Le dernier disque d'Idir s'intitule Identités. On a si peu l'occasion de voir ce mot utilisé au pluriel qu'il ne peut que sauter au regard. L'idée même de poser ce terme de façon aussi large, aussi essentiellement diverse, peut constituer une révolution mentale. Mais, autant le concept d'identité plurielle est difficile à admettre dans la sphère du social ou du politique, autant il semble couler de source dans les musiques les plus actives, les plus créatrices, les plus libres.
Justement, le Printemps de Bourges semblait hier, dimanche de Pâques, vouloir démontrer méthodes et vertus de l'élargissement des paysages identitaires. Sous l'Igloo, le grand chapiteau du festival, on a écouté les Algéries, ou plutôt l'Algérie diverse. D'ailleurs, c'est Idir qui ouvrait la soirée. Homme modeste, homme de paix, homme de douceur, c'est aussi la plus forte voix qui porte aujourd'hui la culture berbère. Et il est symbolique qu'il chante le premier à Bourges, lui qui était la veille le héros du Printemps de la Liberté au Palais Omnisport de Paris-Bercy, pour célébrer le vingtième anniversaire des émeutes du fameux « printemps berbère », en compagnie de Khaled, Takfarinas, Intik et d'autres encore.
Idir, donc, chantait la liberté et la beauté de sa langue, la splendeur du respect mutuel et la nostalgie du pays natal. Il précédait deux symboles communautaires: le juif Lili Boniche avec sa variété franco-arabe de bal populaire et l'arabophone Cheb Mami, jeune star d'un raï construit des deux côtés de la Méditerrannée.


A la Soute, on pouvait trouver deux symboles de la complexicité de la culture française d'aujourd'hui, avec Casse-Pipe et l'Attirail. Casse-Pipe appartient à cette vague de chanson à la fois neuve et enracinée, non loin des Têtes Raides, d'Allain Leprest ou de la Tordue. Ils reprennent par exemple Les Oiseaux, qui planaient avant-guerre chez Damia, en une parfaite continuité de forme et d'intention avec leurs propres compositions. Le monde de Casse-Pipe est un monde de noirceur, regardé avec les yeux d'hommes blessés depuis longtemps, décrit avec cette passion du verbe qui sauve d'être saoul, désespéré tout à fait, coléreux. Louis-Pierre Guinard, le chanteur, habite ces chansons sombres dans une manière à mi-chemin de Gainsbourg (le corps ébloui) et d'Aznavour (la précision du sentiment), dans une franche délectation à dire la douleur du monde - ce qui est, déjà, y résister et l'alléger. Les musiciens sont splendides d'à-propos et d'élégance, comme le batteur Tonio Marinescu, dandy des percussions fébrile, distant et exact.
L'Attirail, lui, est une sorte de taraf d'ici, se rêvant peut-être tsigane, peut-être tadjik, en tout cas lointain. Un contrebassiste en costume trois-pièces, une jolie accordéoniste, un batteur un peu perplexe, un trompettiste disert et un guitariste-tromboniste-tubiste déploient une musique qui semble n'avoir jamais voyagé, n'avoir jamais emprunté à quiconque: un folklore cohérent et doux d'intentions, comme une fanfare de Fellini qui serait plus douée pour l'aurore que pour le crépuscule. On voudrait le pays de ce folklore-là: des collines de lait, des arbres désordonnés, des cieux à jamais cléments, des animaux amis qui viendraient regarder les villageois danser. Car cette musique a quelque chose d'endimanché et de déjeté, avec quelques ébréchements pour dire la nostalgie.
Et la chanson si classiquement française de Casse-Pipe, proche du jeune Gainsbourg, de Laforgue ou Caussimon, en paraît presque moins familière que les inventions instrumentales de l'Attirail, qui imagine un lointain si proche à l'oreille.


L'événement musical de la soirée posait lui aussi ces questions de la distance et du caractère étranger de la musique, avec la première représentation sur scène de la musique écrite par Bruno Coulais pour le film Himalaya l'enfance d'un chef, d'Eric Valli. Joli succès pour le film et grosse impression pour sa bande originale, qui est disque d'or en France. Pour le Printemps de Bourges, Bruno Coulais la dirigeait, avec trois percussionnistes classiques, un violoncelliste, un joueur de cetera corse (un instrument qu'on pourrait dire hybride de la guitare et de la mandoline), deux claviers et surtout les six chanteurs corses d'A Filetta et deux lamas tibétains.
Prières bouddhiques et multiples détails des percussions, sonorités de vièle tibétaine et motifs vocaux empruntés aux mantras, majesté méditative des nappes de synthétiseurs et délicates interventions de la cetera: le description laisse croire à un « produit » composite soucieux de couleur locale et d'illusionnisme musical. Or la composition de Bruno Coulais est d'une intense précision, d'un goût parfait, d'un souffle épique souvent bouleversant. C'est peut-être cela l'événement que certains attendaient du Printemps, cette saisissante surprise qu'un énorme vaisseau composite de voix, de notes et de vent puisse s'étendre et triompher sur scène, loin de l'image et de la narration qui en sont l'argument, et dans toute la profondeur de ses inspirations.

Bertrand DICALE