Parcours et héritage du poète Nougaro
Le 4 mars 2004 disparaissait Claude Nougaro. D’une carrière menée avec l’accent de Toulouse et dans l’obsession du jazz, il reste surtout la preuve que sa langue natale peut se chanter en dansant.
De Toulouse à Nougayork
Le 4 mars 2004 disparaissait Claude Nougaro. D’une carrière menée avec l’accent de Toulouse et dans l’obsession du jazz, il reste surtout la preuve que sa langue natale peut se chanter en dansant.
"Je ne suis pas un jazzman. Je suis un chanteur de langue française, un chanteur à textes qui chante un peu en rythme. Mais, même si je chante tragique, c'est gai parce que ça fait bouger les fibres de l'homme." Qui mieux que Claude Nougaro savait qui était Claude Nougaro ? Il aimait les mots, il aimait les gestes, il aimait que la langue bouge, s’agite, fasse corps, se rapproche instinctivement d’une danse – la danse du boxeur, la danse du taurillon, la danse du mythique jazzman originel, la danse du masque africain… Ce fut sa danse à lui aussi, Toulousain unique qui fit sa gloire dans une langue improbable entre Harlem, Garonne et bibliothèque de la Pléiade, qui transforma des standards de jazz en classiques de la chanson française et la chanson française en science rythmique.
Au commencement (comment l’ignorer ?), il y a Toulouse. Claude Nougaro y naît le 9 septembre 1929 avec un père artiste lyrique et une mère pianiste et professeur. Cancre assidu, il tâte du journalisme en écrivant des poèmes d’adolescent. Il rencontre son deuxième père - le poète, dramaturge et romancier Jacques Audiberti - qui le guide alors qu’il écrit ses premières chansons. Marcel Amont, Philippe Clay, Odette Laure, Lucette Raillat sont ses premiers interprètes avant qu’il n’enregistre son premier disque : un échec. Il décolle vraiment quand il rencontre le pianiste, compositeur et arrangeur Michel Legrand. En pleine vague yéyé, alors que personne n’imagine que le jazz puisse encore conduire un chanteur au succès, ils enregistrent ensemble Une petite fille, Le Jazz et la Java, Les Don Juan, Le Cinéma… L’année suivante, en 1963, il obtient son premier succès radiophonique et commercial avec Cécile ma fille.
Succès adaptés
Il commence alors une de ces carrières qui, sans jamais atteindre le plus haut sommet de la popularité, le rend peu à peu familier à tous les francophones.
En 1967, il enregistre Toulouse, immortel hymne à sa ville. Il adapte en français de grands succès américains du jazz : Blue Rondo à la Turk de Dave Brubeck devient A bout de souffle, Saint Thomas de Sonny Rollins devient A tes Seins, Work Song de Nat Adderley devient Sing Sing Song, Beauty and the Beast de Wayne Shorter devient Comme une Piaf... Il explore aussi le Brésil : en 1964, Berimbau de Baden Powell devient Bidonville, en 1978, O que sera de Chico Buarque devient Tu verras.
Il remplit l’Olympia et Bobino avec régularité, ses tournées sont prospères... Autour de lui se pressent les meilleurs musiciens français de jazz : Maurice Vander, Eddy Louiss, Richard Galliano, Aldo Romano, Pierre Michelot, Bernard Lubat... Pourtant, à la fin des années 1980, sa maison de disques, Barclay, estime ses résultats insuffisants et il est remercié. Nougaro s’embarque pour New York et enregistre, à ses frais, un album très funk, très rock. Nougayork va être le plus gros succès commercial de sa carrière et lui permet de conquérir un jeune public qui s’enthousiasme pour ce chanteur bientôt sexagénaire à l’énergie phénoménale. A la clé, les Victoires de la musique du "meilleur artiste" et du "meilleur album" pour l'année 1988, et des concerts triomphants au Zénith de Paris.
Puis Nougaro revient à ses premières amours, en duo avec Maurice Vander : la tournée et le disque Une voix dix doigts, d’une simplicité idéale, le hissent à un niveau de reconnaissance qui le classent parmi les plus grands. Respecté de ses pairs et aimé par la France entière, il enchaîne les albums sans jamais ralentir le rythme – groupe électrique, big band de jazz, petite formation acoustique… En 2002, option radicale : il présente aux Bouffes du Nord le spectacle Les Fables de ma fontaine, pendant lequel il dit, seul en scène, une vingtaine de ses textes de chansons. Il devait revenir avec un album sur le prestigieux label de jazz Blue Note. La Note bleue paraitra à titre posthume : le 4 mars 2004, il succombe au cancer.
La langue défiée
A sa mort, la France toute entière est émue : elle perd un poète, mais aussi une manière singulière de faire entendre l’accent occitan et de le marier à la musique qui fut la matrice de toutes les révolutions dans les musiques populaires au cours de la seconde moitié du XXe siècle. En chantant, Georges Brassens était très discrètement Sétois ; Jacques Brel se moquait joyeusement de l’accent bruxellois... Avec Nougaro, il y a plus qu’un aveu : son accent devient une part centrale des chansons. La syncope jazz ou le roulement de hanches brésilien ne prennent vie, chez Nougaro, que fécondés par son accent de Toulouse.
Cinq ans après sa disparition, on mesure l’ampleur de son héritage autant que la béance de la place qu’il laisse inoccupée. C’est peu dire que personne dans la chanson ne pose de défis aussi audacieux que les siens à la langue française. Ou plutôt si, mais ailleurs que dans la chanson. Le triomphe de la révolution rap d’Abd Al Malik, qui a cumulé trois Victoires de la musique avec ses albums Gibraltar et Dante (dans lequel il donne sa propre version de Paris mai), la gloire de Grand Corps Malade et la porte ouverte à ses cadets du slam (comme la jeune Luciole), la manière unique dont Camille malaxe les langues française et anglaise… Tout cela est plus ou moins explicitement héritier de Nougaro, ou tout au moins n’aurait pu vivre sans la preuve qu’il a définitivement apportée que le français swingue. Pour peu qu’on le veuille.