Festival d'Essaouira

À Essaouira, le 5e Festival Gnaoua et Musiques du Monde a admirablement relevé le défi, du 13 au 16 juin. 220.000 personnes ont investi la pittoresque cité marocaine. Une foule compacte et pacifique a répondu à la programmation résolument tournée vers la découverte. De purs moments de magie avec les maâlems du cru, les jazzmen Bojan Z et Julien Lourau, les Bauls du Bengale, les sorciers américains des tambours Steve Shehan et Jamey Haddad, l'ancien guitariste de Téléphone Louis Bertignac ou l'explorateur du doudouk arménien Didier Malherbe... Au fil des années, Essaouira la "bien dessinée" ne cesse d'affiner sa subtile aquarelle de la tolérance.

Les Gnaoua, dépisteurs de l'universel

À Essaouira, le 5e Festival Gnaoua et Musiques du Monde a admirablement relevé le défi, du 13 au 16 juin. 220.000 personnes ont investi la pittoresque cité marocaine. Une foule compacte et pacifique a répondu à la programmation résolument tournée vers la découverte. De purs moments de magie avec les maâlems du cru, les jazzmen Bojan Z et Julien Lourau, les Bauls du Bengale, les sorciers américains des tambours Steve Shehan et Jamey Haddad, l'ancien guitariste de Téléphone Louis Bertignac ou l'explorateur du doudouk arménien Didier Malherbe... Au fil des années, Essaouira la "bien dessinée" ne cesse d'affiner sa subtile aquarelle de la tolérance.

Suite à l'énorme succès obtenu en 2001 par le festival d'Essaouira - qui accueillit notamment la vedette Cheb Mami -, on pouvait craindre, pour l'édition 2002, que l'équipe organisatrice (A3 Communication, société dirigée par d'efficaces jeunes Marocaines) ne cédât à la facilité, en mettant de nouveau à l'affiche quelque grosse pointure mondiale. Mais, par le plus grand bonheur, l'amour de la musique l'a emporté. Neila Tazi, directrice, a demandé au triumvirat de programmateurs (Abdeslam Alikane, Loy Ehrlich, Karim Ziad) de privilégier l'inattendu et la rencontre artistique. Pari gagné.
Durant quatre jours, ont afflué, dans la cité blanche et bleue, 220.000 mélomanes, venus des quatre coins du pays, mais aussi de l'étranger, notamment d'Europe et des États-Unis. Un exploit, car, si les invités qui se sont produits appartenaient assurément à la fine fleur musicale internationale, leurs noms étaient souvent inconnus à la majorité du public. Certes, les Gnaoua, descendants d'esclaves noirs amenés, à partir du XVIIIe siècle, de la zone soudanaise jusqu'à l'ex Mogador en même temps que les caravanes d'or et d'épices en provenance du Soudan, ont vu leur notoriété monter en flèche depuis la création de la manifestation souiri en 1998. Mais les organisatrices, avec le soutien précieux d'André Azoulay, président de l'association Essaouira-Mogador, ont déployé un patient travail d'explication, pour battre en brèche l'image d'"allumés" accolée aux représentants de la confrérie gnaoui, et mettre en valeur la richesse de cet héritage culturel et cultuel. Néanmoins, le danger n'est jamais totalement éliminé. La preuve : l'appel de certains fanatiques religieux à boycotter le festival d'Essaouira, qu'ils dénoncent comme un soi-disant lieu de débauche.

Le 13 juin, le couple aveugle Amadou et Mariam (Mali) et le peintre des claviers, Jean-Philippe Rykiel, lui aussi atteint de cécité, inaugurent les réjouissances, avec le maâlem (maître gnaoui) Hamid El Kasri "J'ai l'impression qu'il y a un message", nous confie, lors d'un micro-trottoir, une jeune fille coiffée d'un foulard. "Oui, comme si leur musique nous disait de ne pas nous attarder sur les apparences des choses et des gens", rajoute sa copine au look hip hop. C'est la magie d'Essaouira que de balayer les préjugés, de la même manière que le vent, selon une légende moderne, chasserait les "mauvais" touristes - ceux qui risqueraient d'altérer un endroit de rêve.
Deux grandes scènes dotées d'une remarquable sonorisation (compliments à Jean-Luc Guérin et son staff), deux lieux plus intimes (Dar Souiri et Chez Kébir) abritant les prestations acoustiques, six à huit concerts quotidiens gratuits en divers points de la ville, des animations de rue de jeunes groupes à découvrir (Derga, Askoury, Afouss), des "lila" (cérémonies nocturnes), dont, ici, seule la partie profane est montrée... Bref, quatre jours de festin musical. Et, chaque nuit, lorsque les dernières notes s'éteignent, le soleil n'est pas loin d'allumer ses premiers rayons.

La réunion au sommet du guitariste Louis Bertignac, fondateur du fameux groupe rock français Téléphone, avec les maâlems Mustapha et Ahmed Bakbou de Marrakech, le bassiste mauricien Linley Marthe (déjà entendu aux côtés de Michel Portal), le batteur sénégalo-marocain Mokhtar Samba (dont le drumming a servi Jean-Luc Ponty, Manu Dibango...) et le percussionniste argentin Minino Garay (membre du groupe de Dee Dee Bridgewater) met le feu aux étoiles. Bertignac tantôt se fond dans l'entêtant crépitement des qraqech (crotales métalliques), tantôt s'élance dans une escapade rock incandescente. Toujours mû par une écoute et une humilité qui lui font toucher le coeur de la musique, il participera, le lendemain, à un autre moment fort du festival, cette fois-ci en compagnie de Jean-Philippe Rykiel, du saxophoniste Didier Malherbe (en outre souffleur inspiré du sorte de hautbois arménien "doudouk") et des rythmiciens américains Jamey Haddad et Steve Shehan (tous deux collaborateurs réguliers de Paul Simon). Le temple de cette rencontre - Chez Kébir, salle dont la capacité avoisine la centaine de spectateurs - constitue un cadre idéal pour la quête intérieure de ces dépisteurs de l'inouï, à laquelle communient les auditeurs, assis sur des banquettes, des poufs ou d'épais tapis, et savourant un verre de thé. Pas de tête d'affiche façon star-system. Et pourtant un casting haut de gamme. Il faudrait évoquer l'acuité rythmique du pianiste d'origine yougoslave Bojan Zulfikarpasic, les riffs ébouriffants du saxophoniste Julien Lourau, la guitare agile de Solorazaf (complice malgache de Miriam Makeba pendant une bonne décennie), la stupéfiante affinité entre l'art mystique des Gnaoua et celui des poètes-musiciens itinérants Bauls du Bengale, le lyrisme cosmique du trio Hadouk (Steve Shehan/Didier Malherbe/Loy Ehrlich), le pont vivant forgé entre africanité et orientalité par la diva mauritanienne Dimi Mint Abba (s'accompagnant de l'ancestral luth ardin), Oumou Sangare et son "Wassoulou sound", l'apothéose finale menée tambours battants par Karim Ziad et son orchestre Ifrikya...
Parmi les maâlems, Guinea n'a pas joué le jeu de l'échange, en laissant ses hôtes étrangers s'accrocher aux branches de son ego feuillu, et menant son show (certes prenant) sans se soucier de ce qu'ils pourraient apporter. En revanche, les virtuoses du guembri (luth) Ahmed Bakbou et Abdelkebir Merchane, entres autres, ont suscité de fructueux échanges. De même qu'Abdeslam Alikane concilie pertinemment son activité artistique de maâlem et sa tâche de programmateur, le batteur algérien Karim Ziad et le polyinstrumentiste Loy Ehrlich trouvent une place juste entre leur gestion des nombreux plateaux et leurs propres montées sur scène. L'esprit de découverte, imprimé par trois musiciens qui édifient l'affiche, contribue incontestablement à faire du festival d'Essaouira un des plus fascinants du monde.

Emma Rivière

INTERVIEW DU GUITARISTE LOUIS BERTIGNAC
Parole d'un fidèle

L'ancien guitariste du groupe rock Téléphone vient régulièrement jouer au Festival Gnaoua d'Essaouira. Flash back sur une passion durable.

- RFI Musique : Selon vous, en quoi le festival d'Essaouira se distingue des autres manifestations internationales?
- Louis Bertignac : C'est le premier festival de jam session de la planète! Les musiciens y viennent pour mener ensemble des expérimentations sur scène, conjuguer leurs différence en magnifiant la fraternité. Mon histoire d'amour avec Essaouira a d'ailleurs commencé par un "boeuf" de plusieurs heures, il y a une quinzaine d'années. Arrivé dans la ville au petit matin, je me suis pris une piaule dans une auberge. Je jouais de la guitare sur mon lit, lorsqu'un gars s'est penché par la fenêtre ouverte et m'a dit : "Sais-tu que, sur ce lit, Jimi Hendrix a fait du blues?". On a discuté. Par son intermédiaire, j'ai connu Abdeslam Alikane, devenu, depuis, programmateur du festival. Je ne sais plus si Abdeslam était déjà maâlem à l'époque, mais on a fait une jam inoubliable. Grâce à cette rencontre, un nouveau monde s'est ouvert à moi.

- Quelle évolution avez-vous constaté, au fil de vos trois passages?
- LB : En fait, là, je devais m'associer au maâlem Omar Hayat. Mais, suite à un changement de dernière minute, j'ai appris que j'allais rejouer avec le maâlem Ahmed Bakbou, avec lequel je m'étais produit lors de la première édition, en 1998. C'est ça, Essaouira : l'art de l'improvisation. Cela s'affine chaque année, parce que les artistes apprennent à se connaître, l'organisation s'améliore, chacun prend ses marques.

- Il n'est pas toujours aisé de garder guitare et luth guembri accordés pendant tout le concert. Comment vous en sortez-vous?
- LB : Effectivement, le guembri a tendance à baisser de tonalité. Là encore, l'attitude de chacun évolue. Je prends en considération cet aspect dans mon approche musicale. Et certains maâlems, entre deux morceaux, viennent "chercher les notes" auprès de ma guitare et se remettent en place. C'est le cas d'Ahmed Bakbou et d'Abdeslam Alikane, qui sont des musiciens merveilleux.

- Quels coups de coeurs avez-vous eus, lors de cette 5e édition?
- LB : J'ai découvert des tueurs, comme le batteur Mokhtar Samba et le bassiste Linley Marthe. Le premier soir, avec Bakbou, ils m'ont éclaté. J'ai adoré, aussi, Dimi Mint Abba. Ma rencontre la plus inattendue a eu lieu avec le batteur Jamey Haddad : c'est un maâlem américain!

- Une dernière remarque?
- LB : Je voudrais tirer mon chapeau aux organisatrices. Ce sont des femmes et elles savent instaurer un équilibre étonnant : faire preuve d'efficacité tout en préservant la qualité humaine. Je crois qu'elles sont déterminantes dans la magie de cette manifestation. En plus, elles ont réussi à mettre sur pied un événement culturel gratuit, donc accessible à tous : sûrement le festival le plus passionnant où il m'a été donné de me produire.

Propos recueillis par E.R.