La crise du marché ivoirien du disque

Alors que la musique ivoirienne n'a jamais autant marché à l'étranger avec les succès internationaux de Magic System, de Tiken Jah Fakoly et la sortie dans 150 pays du dernier album d'Alpha Blondy, le secteur est en crise depuis le début des événements du 19 septembre.

Un secteur sinistré par la guerre.

Alors que la musique ivoirienne n'a jamais autant marché à l'étranger avec les succès internationaux de Magic System, de Tiken Jah Fakoly et la sortie dans 150 pays du dernier album d'Alpha Blondy, le secteur est en crise depuis le début des événements du 19 septembre.

Quatre mois après le début des troubles en Côte d'Ivoire et quelques jours après les accords de Marcoussis, il est intéressant de faire un bilan de santé de la musique ivoirienne.
Le Midem a été pour nous l'occasion de rencontrer deux hommes incontournables du show-biz ivoirien, Kone Dodo, président de Nouvelle JAT Music et manager d'Alpha Blondy, et Constant Anagonou, directeur du marketing de Show-Biz et coproducteur du 1er Gaou de Magic System.

RFI Musique : Koné Dodo, quelle est votre vision du marché ivoirien en ce début 2003 ?
Koné DODO : A l'instar des autres marchés, le secteur est totalement sinistré, avec une baisse de 60% des ventes. Nous pensons qu'il est urgent que les hostilités s'arrêtent, sinon beaucoup d'entreprises risquent d'aller à la faillite. Certaines, dans d'autres secteurs, ont déjà fermé et nous espérons que les choses iront mieux très rapidement.

RFI Musique : Tout le réseau est-il désorganisé ?
K.D :
Nous ne distribuons plus que dans la moitié sud de la Côte d'Ivoire, parce que personne n'ose s'aventurer dans la moitié nord du pays. Non parce que les rebelles sont dangereux, mais parce que l'on risquerait d'être taxés dans le sud de collaborationnisme. De fait, cette part du marché est amputée, et il s'est effondré dans le sud parce que les gens pensent avant tout à stocker de la nourriture. L'inquiétude aidant, personne ne veut plus investir dans la musique. Tous les achats passent dans l'alimentation, ne sachant pas de quoi sera fait demain. Les grossistes, pour la plupart étrangers, sont partis et nous connaissons une situation de marché réellement sinistrée.

RFI Musique : Paradoxalement, la musique ivoirienne ne s'est jamais aussi bien portée. Quels espoirs suscitent ces succès ?
K.D : Beaucoup d'espoirs et nous essayons d'installer notre société à Paris pour faire connaître nos artistes et les distribuer en Amérique. Nous avons mis à profit le Midem pour ébaucher des partenariats de distribution avec des maisons basées à Paris et nous pensons pouvoir les finaliser dans un proche avenir. Cela nous permettra de mieux exporter nos artistes et de récupérer à l'export ce que nous avons perdu sur le marché local.

RFI Musique : Alpha Blondy vient de fêter ses 20 ans de carrière par une tournée internationale. Est-il toujours au "sommet" ?
K.D : Sa carrière se porte bien, même si son dernier album n'a pas remporté le succès que nous escomptions en France. Au niveau international, tout marche pour le mieux: l'album est distribué dans 150 pays et si l'on en juge par la demande de concerts, avec 80 dates l'an passé et une dizaine en Afrique, la demande n'est pas prête de s'arrêter. Nous avons bon espoir que sa carrière se prolonge encore 20 ans, et comme Alpha aime à le dire: "Même à 70 ans, nous en serons à tourner jusqu'à ce que le dentier nous tombe".

RFI Musique : Que vous inspire le succès de Magic System ?
K.D : Cela nous fait énormément plaisir car nous espérons qu'il ouvre la porte à la musique populaire ivoirienne, au zouglou, au mapouka. Nous espérons surtout que cela ne sera pas un succès éphémère. Nous souhaitons à Magic System de continuer sa carrière et que beaucoup de chanteurs de zouglou s'engouffrent dans la brèche ainsi ouverte.

RFI Musique : Le zouglou peut-il prendre la relève du reggae à l'étranger ?
K.D : Je l'espère, mais j'en doute parce que le reggae est une musique implantée mondialement grâce aux Jamaïcains. Et un artiste comme Alpha Blondy a mis 20 ans à s'implanter au niveau international. Si le zouglou et le mapouka connaissent un succès mondial, comme celui rencontré par la musique malienne avec Ali Farka Touré ou par Youssou N'Dour avec la musique sénégalaise, ce serait très bien. En fait, la musique peut apporter beaucoup de devises en Afrique. Nous devons nous battre pour faire en sorte que la musique africaine soit porteuse de bonheur et de richesse. Et quand il y a des succès comme ceux d'Alpha, Youssou, Magic System ou Tiken Jah, cela nous fait plaisir.

RFI Musique : Constant Anagounou, dans quel état se trouve le marché ivoirien depuis le début des événements ?
Constant ANAGONOU :
L'industrie musicale est totalement arrêtée depuis septembre. Nos ventes ont baissé de 70 %, on n'arrive plus à travailler, les réseaux de distribution sont fermés. La musique n'est plus une priorité pour la Côte d'Ivoire, on pense plus à trouver de la nourriture qu'à acheter des cassettes. Nous avons participé à l'effort pour la paix en sortant quelques albums après le 19 septembre. Toutefois, rien ne se passe actuellement côté musique en Côte d'Ivoire.

RFI Musique : Quels sont ces albums pour la paix ?
C.A : Des groupes de zouglou se sont réunis pour faire un album qui a sensibilisé l'opinion nationale. Gadji Cely a fait un album pour cette cause. Nous avons également produit un album d'artistes antillais pour l'occasion. Il est difficile de faire davantage en ces temps difficiles.

RFI Musique : Paradoxalement, la musique se porte mal en Côte d'Ivoire, alors que les artistes ivoiriens n'ont jamais aussi bien marché à l'étranger. Que vous inspire le succès de Magic System ?
C.A : En réalité, l'année dernière a été une année faste pour la musique ivoirienne. Cela a permis au zouglou de franchir les frontières du pays, de s'imposer sur le marché international. Magic System est le groupe le plus connu et il va permettre à un certain nombre de groupes ivoiriens de se positionner à l'étranger. On a pas mal de propositions dans ce sens et nous pensons que c'est une ère nouvelle qui s'ouvre pour la musique ivoirienne.

RFI Musique : Tiken Jah Fakoly a été produit en France par une major, Barclay. Pensez-vous que les artistes ivoiriens peuvent accéder à ces majors ?
C.A : Je tiens à préciser que Tiken Jah fait du reggae. Ce n'est pas vraiment une musique ivoirienne, même si c'est un artiste ivoirien. Il faut faire la part des choses. Des artistes ivoiriens qui ont du talent, il y en a beaucoup, comme Ismael Isaac par exemple. Le succès de Magic System est une opportunité pour les artistes ivoiriens de s'imposer à l'étranger. Nous avons les contacts nécessaires, nous sommes de plus en plus sollicités par d'autres groupes pour travailler dans ce sens.