NOS ÉMOTIONS DU SIÈCLE

Paris, le 29 décembre 2000 - Cette fois, le siècle se termine pour de bon. Et avec lui, se ferme un chapitre étonnant, bouleversant, palpitant de l'histoire de la musique. Jazz, rock, soul, reggae, rap, le 20ème siècle a vu la musique se multiplier à l'infini, se décliner pour le pire et le meilleur. Pour vous, nous avons donc remué nos souvenirs francophones et sélectionné subjectivement ceux qui valaient le coup d'être pointés du doigt. Voici donc quelques émotions choisies contées en quelques lignes. Rappelez-vous…

L'équipe de RFI Musique vous conte ses meilleurs souvenirs musicaux

Paris, le 29 décembre 2000 - Cette fois, le siècle se termine pour de bon. Et avec lui, se ferme un chapitre étonnant, bouleversant, palpitant de l'histoire de la musique. Jazz, rock, soul, reggae, rap, le 20ème siècle a vu la musique se multiplier à l'infini, se décliner pour le pire et le meilleur. Pour vous, nous avons donc remué nos souvenirs francophones et sélectionné subjectivement ceux qui valaient le coup d'être pointés du doigt. Voici donc quelques émotions choisies contées en quelques lignes. Rappelez-vous…

C’est de qui, cette idée de génie ? L’artiste du siècle ? Ben voyons, c’est si facile ! Sur les milliards de sons qui vous ont traversé les trompes d’Eustache depuis quelques décennies, allez choisir ceux qui y resteront définitivement imprimés… Bon, jouons le jeu, et disons : Henri Salvador.

Déjà, il a le mérite de couvrir le siècle, ou presque. Né en 17 (non pas à Verdun mais à Cayenne, où c’était moins le bagne). Et toujours vivant, Dieu merci. Avec pour clore le millénaire un somptueux album qui, ce n’est que justice, marche du tonnerre. On a même entendu Riton, pourtant rarement méchant, dire : « ils sont tellement cons, dans les maisons de disques, que du coup ils ne vont signer que des vieux ! » Et de lancer son célèbre rire communicatif.

Vieux, Salvador ne l’est pas. Impossible. Celui qui a composé sous le nom d’Henri Cording, fondé la société « Rigolo », et qui dit de la tristesse que « c’est un poison et une inélégance », a une fois pour toutes, refusé de devenir adulte. Mais, derrière Zorro et Faut Rigoler , il y a aussi Syracuse et Clopin Clopant ; la face tendre et poétique d’un artiste bien plus complet (et complexe) qu’il n’y paraît.

Excellent guitariste de jazz, complice légendaire de Boris Vian, Henri Salvador a traversé les modes et les âges, effacé toutes les étiquettes, parce qu’il est à la confluence de tous les talents. Chapeau, l’artiste ! Et rendez-vous en l’an 3000.

Jean-Jacques Dufayet

Serge Gainsbourg

Choisir ! Impossible épreuve. Après de périlleuses réflexions, j'ai opté pour un homme, un artiste qui a traversé une partie du siècle dans une débauche de génie et de clairvoyance : Serge Gainsbourg.

Généreux, bouleversant, il l'a toujours été. Tel un artiste déchiré et sensible, toujours surprenant. La peinture, douloureuse, le dessin, mais aussi l'écriture, la musique puis le cinéma. Il a tout fait. A ses débuts, le jeune Gainsbourg est déjà différent de ses confrères. Ironique et lucide. Le Poinçonneur des Lilas (58) et la Javanaise (63), deux chefs-d'œuvre, font de lui en peu de temps un auteur-compositeur essentiel. Dès lors, il sera toujours le premier à entendre les nouveaux sons, à deviner les courants en devenir : dans les années 60, il se tourne vers l'Angleterre et ses studios novateurs, dans les années 70, il importe le reggae en France, dans les années 80, le funk, le rap et le son des rues de New York. Génialement imprévisible, sa curiosité et sa culture artistique le placent au-dessus de la mêlée, tel un inspirateur de multiples générations, musiciennes ou non.

Il a écrit tant et tant, pour lui, et pour les femmes. Pour celle de sa vie, Jane B., qui n'a cessé de le chanter passionnément. Et les autres, Gréco, France Gall, Anna Karina, Zizi Jeanmaire, Paradis, Bardot bien sûr,… Irritant et fascinant, il le fut par ses excès, l'alcool, les paroles incontrôlables des dernières années. Sa mort, soudaine en 91. Seul. Pudique. On ne l'oublie pas.

Catherine Pouplain

Stephan Eicher pour l'album I tell this night (1985)

Un de mes plus grands plaisirs de critique fin de siècle a été, en janvier 86, l'album I tell this night de l'encore inconnu Stephan Eicher. Un disque court : huit chansons, trente-quatre minutes. Un disque fondamental. Peut-être mon disque du siècle, avec les premiers pas de Noir Désir en 87. Un petit mec venu de Suisse allemande chantait en trois langues, d'une voix cassée dylanienne, accompagné de sa seule guitare électrique et d'un groupe-robot de synthés qu'il pilotait seul…

Le jeune Eicher (25 ans à l'époque) avait sorti dans l'anonymat, en 83, une sorte d'excellent pré-album intitulé les Chansons bleues. En 86, il rencontre aussitôt son public avec l'anglophone et presque parfait tube synthétique Two people in a room (sol-sol-mi-ré-mi-do). A côté, quatre autres titres en anglais, dont le bluffant Don't disdain me, deux en français, le Matin et Tu tournes mon cœur ("Et je tourne la tête/ Comme tu tournes mon cœur") et un en allemand, très impressionnant (et déjà gravé en Suisse en 82), Komm zurück (Reviens)…

Quand je lui ai demandé, avant son premier concert au Théâtre de la Ville, à Paris, le 22 octobre 86, comment il écrivait en français, Eicher m'a répondu : "Ça donne peut-être un français étrange, mais au moins il a plus d'un sens. C'est parce qu'il est moins riche qu'il est plus poétique. C'est ce qui convient à la simplicité du rock".

Encore un souvenir de l'année 86 pour finir. Palaiseau, banlieue parisienne, nuit du 20 juin. Tendu sur sa guitare saturée, seul à la tête de ses machines, Stephan chante pour le Point Gamma, la fête annuelle de l'Ecole Polytechnique. Au premier rang, une dizaine de lourdauds (crânes un peu plus rasés et regards beaucoup plus abrutis que les autres) chahute le petit homme aux longs cheveux. La main droite d'Eicher rejette une mèche au-dessus de son oreille. Il plante son regard noir au cœur du premier rang. Et entonne Don't disdain me. Silence. Respect. Ce type-là était en route vers la gloire.

Jean-Claude Demari

IAM et NTM

Je me souviens du premier album d'IAM, De la planète Mars, le pavé marseillais dans la marre du showbiz français.
Je me rappelle que toutes les mères de France avaient une dent contre NTM. Les "Nique ta mère" avaient commencé par la provocation avant même de s'exprimer réellement.
Je me souviens de l'intensité dramatique du morceau Laisse pas traîner ton fils dans lequel Joey Starr nous aurait presque fait pleurer.
Je me rappelle avoir dansé sur le Mia en espérant que mon voisin ne vendrait pas sa R12.
Je me souviens des prises de position passionnées d'Akhenaton et des coups de gueule (au propre comme au figuré) de Joey Starr.
Je me rappelle qu'IAM avait interrompu un de ses concerts car des échauffourées avaient lieu dans la salle et qu'il n'était pas question de donner une mauvaise image du rap.
Je me souviens des démêlés de NTM avec la justice française pour avoir injurié la force publique.
Je me rappelle qu'Akhenaton et Kamel Saleh ont réalisé un film de fiction Comme un aimant dont la BO a cartonné dans les charts pendant plusieurs mois.
Je me souviens de rumeurs concernant la séparation de NTM.
Je me rappelle être allée à Marseille pour voir le bleu du ciel et de n'avoir jamais mis les pieds à Saint-Denis.
Je me souviens avoir écouté en boucle NTM et l'Ecole du micro d'argent.
Je me rappelle que pendant longtemps on a opposé les deux groupes.
Je me souviens que finalement tout ça n'a pas d'importance et que le rap français est bien vivant.
Valérie Passelègue

Jacques Brel pour la chanson Amsterdam

Si la chanson n’est pas calcul et commerce, si elle est cœur et aventure, Jacques Brel lui a donné quelques-unes des plus belles minutes de son histoire. En octobre 1964 à l’Olympia, à Paris, il enregistre Amsterdam pour la seule fois de sa vie. Il n’aime pas beaucoup cette chanson toute neuve. François Rauber, son arrangeur et chef d’orchestre, la trouve franchement mauvaise. Mais il manque un titre pour la rentrée à l’Olympia et ce sera Amsterdam. A l’époque, les vedettes chantent peu : quinze chansons, à peine cinquante minutes et - le grand orgueil de Brel - pas de rappel.

Il commence justement par Amsterdam, avec ce mouvement de valse lente qui, au premier couplet, ne semble pas décidée à tourner. C’est une simple chanson qui cogne comme une houle obstinée contre un quai poisseux, une chanson plus délabrée que vraiment mâle. "Et ils tournent et ils dansent/Comme des soleils crachés/Dans le son déchiré/D’un accordéon rance" : à la fin de ce quatrain (c’est à deux minutes et onze secondes de la première plage du CD de l’Olympia 1964), quelque chose se lève, et qui est une colère, un courage, une âme qui donne vie à une chanson à laquelle son auteur ne croit pas. C’est d’autant plus immense que cela dure cinquante secondes, cinquante secondes d’une montée vertigineuse dans la valse et dans le verbe, et l’Olympia explose d’applaudissements, saisi, assommé, enthousiaste, ébahi. En trois minutes de concert, Brel a déjà triomphé et les magnétophones viennent de saisir l’histoire.

Et Amsterdam, cette immense chanson si souvent écoutée depuis, si souvent reprise, si souvent citée ? Brel ne voudra jamais la réenregistrer. Six mois après l’Olympia, alors qu’il est en tournée, il envoie un mot à François Rauber : « tu avais raison, c’est une mauvaise chanson ». Depuis, on a entendu de belles, de grandes, de géniales chansons. Mais aucune mauvaise chanson qui comble autant. Que l’on s’étonne après que Brel nous manque.

Bertrand Dicale

Lo'Jo

Dans un monde où triomphe l'arbitraire, on ne m'en voudra pas si je décrète que Lo'Jo Triban incarne ma faiblesse du siècle. Ils ne sont certes pas les représentants les plus connus du vaste monde des musiques d'inspiration élargie. Mais ils charrient des images fortes qui me parlent. Septeto angevin, Lo'Jo est un rêve à demi-éveillé pour conscience endormie. Denis Pean et ses complices y racontent à travers des disques inclassables le plaisir de se construire une identité sans frontières avec des mots d'une saveur étrange, mélange inextricable et subtil de français illuminé et de plusieurs langues glanées au cours de voyages sans fin. Tour de Babel improvisée, Bohême de cristal, leur dernier album ressemble, comme les précédents, à une mosaïque de cultures, sur laquelle trône l'intelligence des poètes de l'impossible. Les mots y sont, ou détournés, ou inventés.

Ce n'est ni de la world music vaguement remise au goût du jour, ni du conceptuel potentiellement hanté par un génie. Leur répertoire, qui brasse toutes les limites du mélange possible et imaginable, correspond plutôt à des rencontres subliminales aux allures de cabaret nomade. L'émotion y prime et vous cloue le bec. Décortiquer Bohême de cristal fait ainsi déraper le langage du critique. Entre la touche tzigane, le kamale n'goni malien ou cette légère french touch qui ne gâte jamais rien chez eux, l'exercice de la musique, qui aurait pu être uniquement de style, s'avère chez eux plein d'humanité.

Bohême de cristal - Universal Music-EMMA

Soeuf Elbadawi.

J'ai rêvé d'une improbable " Chanson idéale" par Laurent Voulzy…

Une ballade à travers un demi-siècle de chanson française en trois minutes trente.
J'en ai rêvé. Personne ne l'a encore fait.
Mais qui d'autre que notre Lolo national, digne émule du Polo Mc Cartney du "Swingin' London", aurait pu nous la concocter.
Lui qui n'avait pas hésité à sampler les tubes de la pop anglo-saxonne pour réaliser sa fameuse compil', "Rock Collection", aurait quand même pu se fendre de son pendant français.
Mais Lolo est quelque peu paresseux.

Alors quelques suggestions pour cette "Chanson idéale" dont j'ai rêvé.
Cela pourrait commencer par "Douce France" de l'ami Trenet, symbole des années 40, s'enchaîner par "La vie en rose" de l'immense Edith, symbole de la France d'après-guerre.
Et puis notre "Play-boy" national, Jacquot le Dutronc nous aurait emmené pour une ballade mélancolique dans le Paris des années 60 avec "Il est 5 heures, Paris s'éveille", et Gainsbarre, son vieux pote de beuveries, lui aurait succédé pour une version reggae de notre bonne vieille "Marseillaise".
J'en ai rêvé.
Daho aurait enchaîné en nous remémorant les années 80 avec son " Tombé pour la France" avant que Lolo ne conclut son ode à 50 ans de chanson française avec "Foule sentimentale" composé avec son vieux complice La Souche à la fin du siècle dernier.

J'en ai rêvé. Ce rêve sera-t-il un jour réalité?

Pierre René-Worms