LE PORTRAIT DU MARDI
Paris, le 31 Juillet 2001 - Guillaume Bougard et Tabou, seraient-ils les nouveaux totems de la production reggae ? Ils n’ont pas encore la réputation de Chris Blackwell et Island, mais en cinq ans, le label français s’est déjà fait un nom en Jamaïque. Après avoir travaillé dans une grande banque, Guillaume Bougard est aujourd’hui le seul producteur français indépendant à investir sur l’île…
Guillaume Bougard, un producteur sans complexes à Kingston
Paris, le 31 Juillet 2001 - Guillaume Bougard et Tabou, seraient-ils les nouveaux totems de la production reggae ? Ils n’ont pas encore la réputation de Chris Blackwell et Island, mais en cinq ans, le label français s’est déjà fait un nom en Jamaïque. Après avoir travaillé dans une grande banque, Guillaume Bougard est aujourd’hui le seul producteur français indépendant à investir sur l’île…
Guillaume Bougard a deux passions à priori inconciliables : la finance et le reggae. C’est pendant ses études dans la prestigieuse école de commerce de l’E.D.H.E.C à Lille, au début des années 80, qu’il commence à surfer entre les deux. Après ses cours sur les fusions-acquisitions, il collecte les meilleures sélections reggae pour l’émission hebdomadaire qu’il anime sur l’une des premières radios libres du Nord. Son service militaire en Algérie l’éloigne momentanément des sphères financières, mais pas de la musique puisqu’il y découvre le raï. De retour à la vie civile, il retrouve le chemin de la finance dans une banque française à Chicago, puis au sein d’un fond d’investissements à Paris. Toutefois il ne cesse d’écouter du reggae, mais aussi du rap américain, du funk, du zouk et de la socca.. “J’ai toujours aimé les musiques noires en général, mais surtout le côté fusion du reggae, les mélanges” confie le bouillonnant chef d’entreprise.
Ce n’est qu’après une dizaine d’années passées à ausculter les fusions et acquisitions du monde de la haute finance, qu’il se décide enfin à se consacrer à des fusions plus groovy et monte son label de reggae : Tabou 1. Sa fougue fait oublier son accent français et il réussit rapidement à y attirer les signatures de grandes stars jamaïcaines (Third World, Sly and Robbie, U Roy, Horace Andy, la voix de Massive Attack…), tout en faisant distribuer ses disques par Wagram.
Si la passion de la musique a guidé ses choix de reconversion, Guillaume Bougard n’en reste pas moins “ un capitaliste convaincu ” et a pour but de "faire sortir le reggae de son ghetto ” pour l’emmener vers un public large. C’est d’ailleurs pour cela que Tabou 1 ne sort ses albums qu’en CD, au risque de décevoir les aficionados du vinyle.
Tabou 1 ne tombe pas pour autant dans le piège des productions commerciales et reste proche des racines du reggae jamaïcain. Salué par la presse et les radios de l’île, Guillaume Bougard a sorti de nombreux enregistrements oubliés, remis en selle le parrain des Djs, U Roy, et est à l’origine d’un album de fusions reggae et raï. Produit avec la complicité d’un pionnier des musiques du monde, Martin Messionnier, ce dernier projet est peut-être le plus ambitieux du label à l’heure actuelle. Prévu pour la rentrée, cet album, propose une quinzaine de duos entre les ténors du reggae (Grégory Isaacs, Sugar Minott, U Roy, Horace Andy…) et du raï (Khaled, Cheb Aïssa, Anouar…). Virgin s’est d’ailleurs associé au projet. c’est bien l’enthousiasme de la rue qui a été le premier test pour les maquettes que Guillaume Bougard est allé faire écouter à des jeunes qui traînent autour des studios de Kingston et dans des magasins Barbès à Paris, avant de décider de continuer cette nouvelle aventure.
Quel est le premier titre de reggae que vous ayez entendu ?
J’ai découvert le reggae en 1978, à l’époque où il y avait très peu de radios sur la bande FM. J’écoutais surtout Europe 1, qui passait des titres du Hit Parade. En revenant du lycée, j’ai découvert Ok Fred d’Erold Dunkley. Je m’en souviens encore, c’était mon premier contact avec le reggae. Quelques mois plus tard, Is This Love de Bob Marley est aussi entré dans le Hit Parade et j’ai vraiment commencé à accrocher à cette musique. Je suis d'ailleurs allé le voir au Bourget en juin 80. J’avais 17 ans et cela a été un gros choc musical pour moi. J’ai commencé à acheter tous les 33 tours de reggae qui sortaient en France et j’ai constitué une collection. Avant cela, j’écoutais surtout Bob Dylan ou Bruce Springsteen, donc je n’avais absolument aucune connaissance sur cette musique pas plus sur la Jamaïque. Avec un ami, Christian Tamby dont le frère était déjà fan de reggae, nous avons commencé à collecter tout ce qu’on pouvait trouver. C’est d’ailleurs de là que vient le nom du label : Ta-bou c’est pour TAmby et BOUgard !
Comment passe-t-on de la haute finance aux studios de Kingston ?
A force de travailler sur des opérations de capital avec des entrepreneurs, j’ai eu envie de créer ma propre entreprise. Je me suis dit : le reggae est ma passion, autant essayer d’en vivre. Au départ, j’ai voulu devenir conseiller d’artistes pour les aider à trouver des contrats en France. Et puis, en 1997, à la sortie d’un concert de Third World, je suis allé voir Cat Coore, le guitariste. Il m’a dit qu’il avait un album solo en préparation et qu’il cherchait à le sortir en France… C’est là que j’ai plongé : j’ai créé Tabou11. Après, Cat Coore m’a invité en Jamaïque au fameux festival Reggae Sunsplash. Il m’a fait rencontré beaucoup d’autres artistes avec qui j’ai commencé à travailler (Sugar Minott, Abyssinians, Pablo Moses …). C’était la première fois que j’allais là-bas, pour moi, c’était un rêve de gamin !
A l’époque, je pensais vendre des centaine de milliers de disques puisque Third World est un groupe très connu, depuis je suis revenu sur terre.
Tabou 1 travaille avec deux stars actuelles de la production reggae, Sly et Robbie, (duo basse-batterie mythique qui a accompagné Peter Tosh, Burning Spear, Black Uhuru, Gainsbourg, Joe Cocker, les Rolling Stones, …). Comment les avez-vous rencontré ?
Mes relations avec Sly et Robbie constituent un chapitre assez particulier de l’histoire de Tabou. En octobre 1998, en consultant mes mails sur un forum de discussion sur le reggae, j’apprends que Sly et Robbie ont ouvert un site internet. Je m’y connecte immédiatement et leur envoie un e-mail pour leur proposer de sortir leurs productions. Quelques heures plus tard, j’avais une réponse. Le lendemain, je recevais le numéro de téléphone personnel de Robbie. J’étais comme un fou ! Une semaine plus tard, ils m’envoyaient les bandes de l’album en express, c’était le début de notre collaboration. Depuis, je suis parti les voir à Kingston et nous sommes devenus très proches. J’ai sorti une dizaine d’albums avec eux.
L’effet Gainsbourg et Lavilliers a-t-il donné envie aux Jamaïcains de travailler avec des Français ?
Oui ! Il y a quelques jours, Sly m’a d’ailleurs dit qu’il voudrait venir travailler en France parce qu’il aime vraiment l’ambiance et souhaite que cela se reflète dans sa musique… Il faut d’ailleurs que je lui rachète une paire de chaussures identique à celles que Gainsbourg lui avait offertes. (rires !)
Selon vous, pourquoi certaines pointures comme Horace Andy, U Roy, Sly and Robbie, préfèrent signer chez Tabou 1 plutôt qu’aux USA ou à Londres ?
D’abord parce que je suis le seul producteur français indépendant à aller à Kingston. Je ne signe pas de licences avec des labels anglais ou américains ayant les contacts en Jamaïque, je fais un travail de terrain avant tout. Les artistes voient également que Tabou 1 est synonyme de stabilité puisque c’est moi ! Ils savent que je ne vais pas partir chez un concurrent dans six mois et donc que j’aurais un suivi plus personnalisé de leur carrière que nul par ailleurs. Enfin, ces artistes me font confiance parce que je les respecte et que j’honore les engagements financiers que je prends avec eux. Donc j’ai une bonne réputation.
Pourquoi choisissez-vous uniquement des artistes jamaïcains et non français ou africains ?
Il faut être cohérent dans ses choix artistiques : Tabou 1 est spécialisé dans le reggae jamaïcain. J’ai travaillé avec un artiste français et je ne recommencerais plus jamais ! Je me suis aperçu que la promotion est vraiment différente. Ils n’ont pas l’aura des artistes jamaïcains et touchent un autre public, plus jeune, presque exclusivement français. Mon but reste de distribuer Tabou 1 dans le monde entier. C’est pour cela que l’on peut trouver nos albums aux USA, en Hollande, en Allemagne, en Angleterre, en Afrique du Sud, en Australie et dans beaucoup de pays. C'est en grande partie grâce à des contacts que j’ai noués sur internet, même si bien entendu, la France reste mon principal marché puisque j’y réside.
La France est-elle devenue la nouvelle patrie du reggae ?
En tous cas, c’est en France que l’on vend le plus de reggae dit “ roots ” par opposition au ragga. La France a toujours été un pays ouvert aux musiques venues d’ailleurs : de Joséphine Baker aux jazzmen de St Germain des Prés, en passant par la world des années 80, etc. Le public est plus curieux face à des musiques dites “exotiques”, qu’ailleurs.
Vous êtes un des rares producteurs à vous pencher sur des artistes oubliées de Jamaïque, y aurait-il un effet “Buena Vista Social Club”?
Je ne travaille pas qu’avec des “vieux” artistes. Je vais sortir l’album d’un groupe jamaïcain totalement inconnu, Inoccent Kru. J’ai aussi sorti quelques compilations de raggamuffin, mais je produis en fonction de mes goûts qui, vu mon âge, se portent plutôt vers le son des années 70. Je n’ai pas encore trouvé beaucoup de jeunes artistes qui me plaisent vraiment. J’ai envie de faire connaître les vieux artistes jamaïcains au grand public. Je vais d’ailleurs faire venir des stars des années 50 et 60 en France l’an prochain, pour une tournée. Elle accompagnera la projection d’un documentaire sur les “ papis du reggae ”, tourné en Jamaïque par un réalisateur français. Ce projet qui sort un peu de ce que je fais d’habitude est destiné à un public plus large, différent de celui que je touche habituellement.
Pour sortir un album de reggae, les multinationales utilisent désormais arsenal marketing impressionnant. Dans ce contexte, comment Tabou 1 gère la promotion ?
On fait la même chose en plus petit et en plus pauvre. Tabou 1 doit rester une petite structure dont le but est de faire découvrir des talents jamaïcains et de raconter les histoires du reggae au public pour expliquer pourquoi cette musique est si géniale. Vu l’offre actuelle du marché du disque, on est aussi obligé de travailler notre image et de faire de belles pochettes par exemple.
Je fais des tracts, j’achète des encarts de publicité dans les journaux et dans certaines radios, j’ai noué beaucoup de contacts avec une centaine de radios notamment celle du réseau Campus. Je ne peux pas me permettre de sortir beaucoup de produits gratuits, mais je travaille la promotion sur internet en donnant pas mal de MP3 gratuits par exemple. Pour la promotion avec la presse, je fais appel à des prestataires extérieurs, comme l’agence Salammbô qui est spécialisée "musiques du monde".
Quelles sont vos plus grosses difficultés ?
Je n'ai aucune difficulté. Pour moi, Tabou et le reggae sont ma raison de vivre, c’est ma passion. Certes, mes idées sont souvent mal perçues par certains car j’affirme chercher à faire sortir le reggae du ghetto. Je dois donc travailler en bonne intelligence avec les artistes. Bien souvent, les artistes reggae ont une mentalité de survie et de vie au jour le jour. Cela se manifeste par exemple par des signatures multiples avec plusieurs compagnies et ainsi des sorties d’album cumulées. J’essaye de travailler avec les artistes sur le long terme et de leur donner les notions de rareté, de préservation de l'image…
Vous avez déjà réalisé certains de vos rêves de producteur, quels sont vos prochains projets ?
J’aimerais créer le reggae de l’an 3000 ! Je me demande comment faire sonner le reggae pour que le style se renouvèle ? Aujourd’hui en Jamaïque, le son est surtout influencé par le rap et le RnB américain. Or, en France, nous avons toute une scène électronique très dynamique avec des gens comme Air, Daft Punk, Mirwais… Mon rêve serait de marier des influences électroniques européennes avec des structures rythmiques africaines et jamaïcaines. Pour moi, le reggae a toujours été une musique de fusion et doit le rester plus que jamais.
Propos recueillis par Elodie Maillot