Marcel Azzola

On a peut-être oublié, aujourd’hui, ce que fut l’âge d’or commercial de l’accordéon. Le grand Marcel Azzola sort un coffret de ses enregistrements de 1956 à 1976 : musette, "typique", musique classique, tubes et raretés. Une plongée dans un pan paradoxalement méconnu de la culture populaire française.

L'accordéon à son apogée

On a peut-être oublié, aujourd’hui, ce que fut l’âge d’or commercial de l’accordéon. Le grand Marcel Azzola sort un coffret de ses enregistrements de 1956 à 1976 : musette, "typique", musique classique, tubes et raretés. Une plongée dans un pan paradoxalement méconnu de la culture populaire française.

Il ne faut pas croire Jacques Brel quand, dans Vesoul, il chante, "D'ailleurs j'ai horreur/De tous les flonflons/De la valse musette/Et de l'accordéon". Peu après cette déclaration définitive vient un des plus virtuoses solos d’accordéon de la chanson française et le célèbre "chauffe, Marcel !" qui l’accompagne. Brel aimait l’accordéon, et aussi cet accordéoniste-là, Marcel Azzola – doigts agiles, sourire large, coeur grand ouvert.

Ces jours-ci, Marcel Azzola sort un coffret de cinq CD qui revient sur ses disques en tant que leader. Compilation d’enregistrements datant de 1956 à 1976 pour les labels Festival et Barclay, ce coffret dresse le portrait musical d’un des solistes de l’accordéon les plus respectés au temps de l’apogée de l’instrument.

Car il faut se souvenir de l'accordéon, de sa puissance peut-être sans équivalent dans l'histoire des musiques populaires françaises. Dans les années 50, il ne se passe probablement pas une journée du "Français moyen" – comme on l'appelle à l'époque – au cours de laquelle il n'entend pas l'instrument dominateur de l'époque : sur les radios périphériques, les émissions d'accordéon (André Verchuren, notamment, sur Radio Luxembourg, futur RTL) encadrent les journaux d'informations. Toutes les foires, fêtes de village et de quartier, animations commerciales de rue ou soirées de société se tiennent au son de l'accordéon, la chanson populaire est invariablement accompagnée à l'accordéon, les bals de campagne ou les dancings en ville sont dominés par l'accordéon...

Curieusement, alors que les enregistrements des grands maîtres historiques de l'instrument (Murena, Viseur, Colombo...), ses incarnations traditionnelles régionales (Aubrac, Bretagne...) ou ses évolutions jazz (Richard Galliano, notamment) sont abondamment disponibles chez les disquaires, les témoignages de l'âge d'or sont finalement assez rares. Ce coffret retraçant la carrière discographique de Marcel Azzola permet de mieux comprendre ce que fut la gloire, mais aussi la décadence de l’instrument. Autrement dit, pourquoi plusieurs générations se pâmèrent au son de l’accordéon et pourquoi quelques autres maudirent l’accordéon.

Le livret qui accompagne les cinq CD est superbement éclairant sur la manière dont on travaillait, à l’époque où les accordéonistes régnaient sur les ventes de disques. Les maisons de disques considéraient l’accordéon comme une activité de rapport facile et rapide : il n’était pas question de travailler les arrangements, de sonner jazz, de broder trop librement sur les harmonies. Dans les reprises de chansons qui font un succès, pas question de se livrer à une réinterprétation du thème : on doit reconnaître la mélodie, point final ! De plus, bien que les sonorités de l’accordéon soient riches et variées, les labels Festival et Barclay insistent pour l’emploi du registre musette, brillant et nasillard, et que les musiciens – sans illusion – appellent entre eux "le registre du commerce". Alors, qu’on ne s’étonne pas du clinquant de certaines interprétations, comme cette série de chansons sur Paris (À Paris, Sous le ciel de Paris, J’aime Paris au mois de mai, Paris canaille…) habillées comme des cartes postales télévisées. C’est pour la même raison que Vesoul – le Vesoul des prodiges – est curieusement moins rythmé dans cette version huilée pour la danse que dans le tourbillon de l’interprétation de Jacques Brel. Et c’est pourquoi, aussi, on découvre ici des versions à la fois délicieuses de kitsch et incontestablement datées, comme une lecture littérale du C’est extra de Léo Ferré, considéré uniquement pour ses qualités dansante de slow.

Mais il y a aussi des merveilles presque clandestines, comme une poignée de tangos enregistrés avec orchestre "argentin" et deux bandonéons tenus par Marcel Azzola et le grand Tony Murena : pour détourner les soupçons au regard de leurs contrats d’exclusivité respectifs, ils signent Los Dos Amigos. Les accordéonistes devant pouvoir, dans les bals musette comme dans les dancings, faire danser dans tous les styles, ils développent un solide répertoire "typique", qui fait ici l’objet d’un CD entier, du Mexique aux Antilles et de Cuba au Brésil. L’exotisme supposé de la matière musicale laisse davantage de latitude aux musiciens pour se livrer à des variations plus libres que dans les disques de valse musette.

Élève de Médard Ferrero, grand défenseur de l’accordéon dans la musique classique, Marcel Azzola a toujours eu à coeur de promouvoir la tradition de l’accordéon de brasserie, dans laquelle tout le "grand" répertoire est abordé. Morceaux de bravoure comme l’ouverture de Guillaume Tell ou la Toccato en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, ou pièces plus rares comme des arrangements de François Rauber sur des compositeurs espagnols, un CD de ce coffret revient sur une pratique aujourd’hui presque totalement oubliée, en dehors des championnats d’accordéon ou des instrumentistes de conservatoire.

Du romantisme tropical de Brazil à la virtuosité de Flambée montalbanaise, célébrissime valse composée par Gus Viseur (avec l’accordéoniste Joss Baselli faisant une échappée au vibraphone), la plongée dans l’âge d’or de l’accordéon français est spectaculaire, nostalgique, intrigante.

Marcel Azzola Festival & Barclay 1956-1976 (ULM/Universal) 2004

Marcel Azzola en concert à Paris, au Tryptique, le 10 décembre 2004 dans le cadre de la soirée célébrant les 30 ans de carrière de Didier Lockwood.