L'accordéon de Marc Perrone

Accordéoniste de renom, spécialiste du diatonique comme disent les connaisseurs, Marc Perrone se produit jusque début mars à l'Européen à Paris. Après avoir vu le spectacle qu'il y donne et écouté son dernier album "Voyages", nous avons poursuivi le périple en le rencontrant quelques jours plus tard chez lui.

Il voyage en solitaire

Accordéoniste de renom, spécialiste du diatonique comme disent les connaisseurs, Marc Perrone se produit jusque début mars à l'Européen à Paris. Après avoir vu le spectacle qu'il y donne et écouté son dernier album "Voyages", nous avons poursuivi le périple en le rencontrant quelques jours plus tard chez lui.

Annonçant mon intention d'aller écouter Marc Perrone, quelqu'un m'a dit : "Tu vas voir, ces accordéonistes, ce sont tous des intellectuels". Un peu décontenancée par une affirmation aussi péremptoire, me voilà partie à l'Européen sans savoir ce qui pouvait m'attendre. Là, pas d'orchestre tonitruant, pas de fumigènes, pas de mise en scène délirante. Un homme, trois accordéons diatoniques et un écran de cinéma. Rapidement, on se dit que Marc Perrone n'est pas un avare de mots. Presque bavard. Tant mieux, les musiciens instrumentistes sont souvent très réservés laissant leur instrument traduire leurs émotions. Le voyage commence donc "du plus loin au plus rapproché" comme il le dit lui-même. D'Harare (Zimbabwe) à La Courneuve, l'endroit où il a grandi, en passant par le pays de ses parents, l'Italie, le voyage est riche et dépaysant.

On croise ses oncles paternels, Emiliano et Amabile, son père aussi, Louis Aragon dans une évocation de la Première Guerre mondiale, Giono pas très loin, Primo Levi avec un poème "L'enfant de Pompéï", mais aussi Jean Gabin et Josef Kosma. Tous deux font partie du monde magique du cinéma. Celui qui fait rêver. Les images de la Bête humaine défilent sur le grand écran. L'accordéon remplace la bande son existante et suit le rythme de la locomotive. Marc Perrone interprète à sa manière le film. On rêve aussi sur les images de Renoir Un dimanche à la campagne. Et on se voit entraînés à chanter Un dimanche au bord de l'eau, comme au karaoké, avec les paroles sur écran et un accompagnateur musical hors pair.

Perrone termine son spectacle sur une interprétation d'une chanson de Trenet. Un air qui trotte dans votre tête des heures durant, une petite musique que vous fredonnez en sortant de la salle. L'accordéoniste a évoqué Kosma, un peu plus tôt. Josef, le compositeur des Feuilles mortes, était d'origine hongroise. Il maîtrisait la langue française mais parfois il inventait des expressions : de ces petites musiques qui sont connues de tous et qui vous accompagnent tout au long de votre vie, Josef Kosma parlait des "chansons qui appartiennent ensemble". Cette poésie involontaire marque indubitablement le travail artistique de l'accordéoniste Marc Perrone et le public y est très sensible.

Parlez-nous de l'accordéon diatonique.
L'accordéon est né diatonique. Il y avait au départ, en 1830, une seule rangée de huit boutons. C'est un système d'organisation qui avec deux fois quatre boutons, permet d'avoir toute la gamme. Par la suite en gardant ce système de base, on a ajouté des notes. Cela a abouti à des systèmes de doigté peu rationnels. En 1900, les Italiens ont eu l'idée de mettre une seule note par bouton et d'organiser un clavier rationnel. C'est devenu un accordéon chromatique.

C'est un instrument plutôt utilisé en musique traditionnelle, non ?
C'est la vision qu'on en a. Au départ, c'est un instrument du milieu savant. Ce sont les jeunes filles de bonnes familles qui en jouent. Et surtout ce n'est pas un instrument industriel. C'est un instrument d'artisan, un peu semblable à celui d'un luthier. Cela ne devient un instrument populaire que quand l'industrie s'en empare. Les Allemands puis les Italiens décident de les construire en nombre. On peut dire que l'accordéon a été le premier instrument de l'ère industrielle. On s'est mis à le fabriquer en série. Puis on l'a vendu par correspondance. Il est parti avec les grandes vagues d'immigration. Il s'est alors substitué à de nombreux instruments traditionnels, vièle à roue, violon, etc. car toute la musique se retrouve dans cette petite boîte. Ça fait un accompagnement, même s'il est sommaire. C'est un petit orgue. En Italie, on appelle ça organnetto, petit orgue. C'est puissant. Ça devient alors l'instrument des bals. L'essor du phénomène "bal" date du XIXème siècle. Effectivement, le diatonique a perduré dans le temps.

Comment avez-vous appris la musique ?
J'ai appris la musique comme j'ai appris à parler ! On pourrait dire que je suis autodidacte. J'ai appris tout seul. Mais c'est une mauvaise appellation car dans ces cas-là, on apprend surtout avec les autres. Dans la rencontre. Untel montre un truc, qui renvoie sur autre chose, quelqu'un d'autre, etc. J'ai appris la musique d'oreille comme j'ai appris l'italien…(la langue de ses parents, ndrl)

Est-ce la première fois que vous faite un spectacle comme celui-ci où se mêlent musique, cinéma, littérature et souvenirs personnels ?
Cela fait deux ans que je travaille dessus. C'est la première fois que je mélange tout ça sur scène dans un seul spectacle. Avant, je faisais un peu de chaque. J'avais accompagné les films de Renoir, j'ai toujours raconté des histoires dans mes concerts. Donc ce voyage, je l'ai écrit du début à la fin.

Vous avez beaucoup de choses à dire, ce que vous faites entre les morceaux. L'accordéon seul, ne suffit plus à exprimer ce que vous voulez ?
Pour moi, ça n'a jamais suffi. On vit dans un monde où l'on sépare tout. J'ai envie de tout ramasser en moi, tout ce que je pouvais. Le plaisir musical pur est quelque chose auquel je m'adonne dans ce spectacle. Mais je me dis qu'il y a des correspondances de sensations. Entre entendre une musique et entendre un texte. On dit que ce ne sont pas les mêmes modes d'expression, je trouve que si. Il faut oublier la forme, aller au-delà de ceci. Entre le texte de Juliette ou la clé des songes (extrait du film du même titre, réalisé par Marcel Carné : ndlr), ce à quoi ça me renvoie au niveau sensation, l'émotion et la valse de Beauregard que j'ai composée, il y a une alchimie interne, indicible qui relève de la perception de chacun. Pour moi, ça me paraît important de naviguer de l'un à l'autre. Ceci dit, la musique est prédominante pour moi. Mon approche des textes est une approche musicale. La musique est peut-être l'art le plus complet au niveau de la perception. Ce spectacle parle beaucoup de ma perception artistique, c'est un spectacle très personnel.

Dans ce spectacle, vous semblez vouloir vous rapprocher des spectateurs ?
Quand je vois une salle, le public est un et en même temps, c'est aussi plusieurs individus, des sujets différents. Sans arrêt, on peut naviguer entre le général et le particulier. C'est un spectacle qui fait que je me rapproche et que les gens se rapprochent.

On sent un véritable intérêt pour le cinéma et notamment les grands classiques français, Carné, Renoir ?
De Renoir surtout. Dans les années 80, j'ai commencé à faire de la musique pour le cinéma avec La Trace de Bernard Favre. Puis, je me suis intéressé aux compositeurs de musiques de films, j'ai fait un disque. On m'a proposé de faire de la musique sur Tire au flanc de Renoir. J'ai alors plongé dans son univers, ce qu'il disait du cinéma, de l'art, son rapport au monde.

C'est un exercice différent de ce que vous faites en général ?
Pour moi, c'est pareil. On perçoit quelque chose d'une image, puis on la voit, on la revoit. On a des transcodeurs. L'image se transforme en sensations. Les sensations génèrent alors la musique. En ce moment, on m'a demandé de travailler sur le premier film de Jean Vigo A propos de Nice. Je vois et revois les images. Je les oublie, je me les remémore, j'ai des sensations et je retravaille ces sensations. Mon mode d'expression c'est l'accordéon, donc je joue de l'accordéon mais je pourrais siffler aussi ! Pour se livrer à cet exercice, je pense qu'il ne faut pas être lettré. Il faut assumer le fait qu'on garde quelque chose en soi de cet âge entre 0 et 6 ans, où on a une appréhension du monde par les sensations. On apprend par analogie. C'est ce travail là que j'essaie de faire. Les hasards de la vie m'ont fait éviter le travail au conservatoire, d'apprendre un savoir-faire. J'ai été livré à moi-même.

Ne trouvez-vous pas que l'accordéon cultive beaucoup la nostalgie ?
Oui, c'est de la nostalgie, mais sans regret. En fait, tout est nostalgie. Dès que quelque chose nous rappelle hier, il y a ce sentiment de nostalgie. Et on idéalise toujours. Mais c'est très sain. Cela permet de travailler sur les sensations, sur la mémoire. Je pense que l'accordéon est un instrument avec lequel on peut prendre conscience du temps, du temps qui passe. On peut tenir une note très longtemps par exemple. Tout ceci est lié au souffle, l'accordéon inspire et expire. Quand ça s'arrête, c'est la fin de quelque chose. Ça a peut-être un rapport avec la mort. Les enfants ne s'y trompent pas, cet instrument a la vie en soi. Il bouge et respire avec le soufflet, à l'intérieur de lui-même. Je dis toujours que l'accordéon est un instrument qui raconte. Donc il y a toujours une fin à l'histoire. De plus, il a une puissance... Je pense que ça a marqué la mémoire collective.

Pensez-vous aujourd'hui que l'accordéon quel qu'il soit, a enfin ses lettres de noblesse, et que le terme piano du pauvre est complètement obsolète ?
Le terme "piano du pauvre" est noble pour moi. C'est la musique de tout un chacun. Tout le monde peut se trimbaler avec un accordéon, tout le monde ne peut pas se promener avec un piano. A l'heure actuelle, c'est un instrument qui revient. C'est pour moi la troisième dimension de la musique. Avec le soufflet, on peut jouer avec les volumes, contrairement au piano où la musique est mise à plat. C'est un à-plat, un trompe-l'œil comme on dit en peinture. Avec l'accordéon, on a cet enchevêtrement de la polyphonie, doublé de la possibilité de varier les volumes à l'infini. C'est très tenu. Un geste de la main, ça donne du volume à une note, un bout de note… Les enfants, les jeunes qui commencent à jouer ont ce plaisir-là, de sentir la musique. Il y a une approche physique. Rien n'a été inventé d'équivalent.

Marc Perrone Voyages (Le Chant du Monde) 2001