Sulfureuse goguette

Chanson, accordéon et anarchie : c'est le cocktail de la goguette, un genre qui a fait son apparition au début du XIXe siècle. Chaque lundi, dans un café parisien, une bande de passionnés s'efforce d'en perpétuer l'esprit.

Renaissance d'une vieille pratique chansonnière

Chanson, accordéon et anarchie : c'est le cocktail de la goguette, un genre qui a fait son apparition au début du XIXe siècle. Chaque lundi, dans un café parisien, une bande de passionnés s'efforce d'en perpétuer l'esprit.

Ils ne font “pas de pub et pas de promo”. Ils n’ont pour repaire qu’un zinc niché au tréfonds du 9e arrondissement ; un endroit bien connu des amateurs de chanson, mais pas des autres : Le Limonaire. Une sorte de café concert à l'ancienne, avec son orgue de barbarie placée derrière la vitre, à droite de l’entrée, et ses murs des toilettes recouverts d’affiches laissées par les habitués : Allain Leprest, Agnès Bihl…

Pourtant, la semaine passée, les “z'énervés”, comme ils aiment à s'appeler, accueillaient un journaliste de la radio France Inter. Et ce coup-ci, ils ont encore droit à un invité : un chroniqueur de la chaîne de télévision Canal +. “C'est à croire que la France est endormie. Que chaque fois qu'il se passe quelque chose, les médias sortent”, lâche Christian Paccoud, le maître de cérémonie. Armoire à glace aux trente ans de chanson, anarchiste pratiquant depuis des lustres, il est un peu l'âme de la goguette. C'est lui qui l'a remise au goût du jour voici un an et demi. Cette pratique chansonnière qui consiste à blasphémer à tour de bras sur un air populaire a vu le jour dans les années 1820, et a participé à l'esprit de la Commune de Paris un demi-siècle plus tard. “A l'époque, la goguette était interdite par les autorités. Il y a même eu des gens envoyés au bagne pour ça”, précise Paccoud de sa voix rendue rauque par des années de cigarettes. Aujourd'hui, la goguette n'est plus indésirable. Mais la démarche n’a pas changé, l'esprit frondeur demeure.

Auberge espagnole

Le lundi est normalement jour de fermeture pour Le Limonaire, sauf pour les goguettiers attablés autour des ripailles et de quelques verres. Explication d'Armelle, la serveuse maison, fidèle au poste bien qu'en congés : "Ce soir, tout le monde est bénévole. Chacun avec quelque chose, on fait les parts en cuisine, puis on sert…" Juste à droite de l'estrade noire, Annie, "la grande chambellane de la goguette des z'énervés", s'affaire sur sa feuille. Elle note les noms des volontaires qui vont se succéder au micro. Puis, elle détermine l'ordre de passage, en fonction "de qui est habitué, de qui est nouveau, de qui chante bien, de qui chante moins bien…" Bref, c'est elle qui gère l'heure de goguette et une rubrique bien à elle, à l'intitulé évocateur : Je m'fais pas chier. "En réalité, je fais juste une reprise d'une chanson des années 20 ou même d'un rock des années 70 que les gens auraient oublié." Il est environ 20h30, Paccoud donne de la voix : "Début, dans une demi heure." Autour des tables, fini les envolées lyriques, on mange. La rumeur monte, les derniers goguettiers spontanés se manifestent. Annie se lève pour aller régler le micro. "Début dans dix minutes." Rapidement, on peaufine sa rime, on travaille le rythme, on met un point final.

Place à la musique

Depuis le bar, Paccoud donne le "lâââ …". Les verres se lèvent. Accordéon autour du cou et ballon de rosé à la main, le goguettier en chef traverse l’allée centrale et s’installe sur son tabouret. C’est le moment du "jingle", une vieille chanson d’époque : "ÂÂÂ…A-llez tous à la goguette…Et que l'ouvrier s'instruise…." On fait les présentations, en expliquant bien que ce "n’est ni un concours de chant, ni une scène libre pour vrais chanteurs", mais qu'il s'agit bien d'une tribune où tout le monde peut venir chanter ou déclamer ses textes. Qu’ils parlent de politique, d’amour, de goguette ou… "de rien".

Fred, un habitué, s’avance. Le jour, il est photographe. La nuit, il déclame "des textes psychos" (dixit une habituée) inspirés "de rien", qui font vaguement penser à des haïkus japonais. Il n’y a rien à comprendre, on ne comprend rien, tout le monde applaudit quand même. Une chanson pour les SDF, quelques mots pour un ami qui a connu la galère, Bernardo se présente sur l'estrade, une clé USB dans la main et un écouteur dans une oreille. "Je suis sourd, blague-t-il. Comme notre bon président, Chirac." A 34 ans, ce Mexicain, thésard en philosophie, est un adepte de Brassens. Il possède aussi une solide culture chanson française. Ce soir, ses paroles sur le couple formé par Ségolène Royal et François Hollande, il les a donc posées sur "une chanson gay et lesbienne des années trente : Titi, Toto et Patata". Le titre n’est pas facile. Bernardo hésite, grimace, perd le rythme. Pas grave, il fera mieux la prochaine fois. Et puis Paccoud  a réussi à l'accompagner sans peine.

Au suivant… Stan, se poste derrière le micro. Avec son année de pratique intensive, ce trentenaire rigolard est un as de la rime. Il a son secret : "Toujours choisir un truc bien écrit, ça aide pour mettre des mots dessus." Là, il reprend La Valse à mille temps de Brel, qui devient, après lifting, La Valse des contrats. C'est fin, bien tourné et pas mal chanté. Clameurs dans la salle. La grande chambellane termine ; comme d'habitude, elle "ne s' fait pas chier." Un dernier jingle. Fifi, 58 ans, un adepte de la première heure, se prend à rêver : "On voudrait que la goguette devienne un vrai mouvement, comme le slam."

Le Limonaire 18 Cité bergère 75009 Paris