DEUX REBELLES HORS BUSINESS

Tony Truant, Jean-Claude Vannier : deux artistes, deux genres, deux albums récents et, pour point commun, une carrière hors des sentiers battus du show business.

Tony Truant & Jean-Claude Vannier

Tony Truant, Jean-Claude Vannier : deux artistes, deux genres, deux albums récents et, pour point commun, une carrière hors des sentiers battus du show business.

On le sait bien, le monde du disque est cruel. La chronique de la chanson est faite aussi de contrats rendus, d'échecs commerciaux, de faillites de label, de découragements d’artistes dont l’on entend un, deux ou trois disques encourageants puis plus rien. Et il y a également les opiniâtres, les obstinés qui refusent tout autant les lois prétendument implacables du commerce de musique, que le découragement de l’artiste considéré comme un enfant. Ces temps-ci, deux albums permettent de retrouver des victimes de la rudesse des maisons de disques.

      Tony Truant publie ainsi une compilation de ses travaux les plus rock, On the Rocks. Après l’aventure punk des Dogs, il n’a cessé de passer de l’acoustique à l’électrique, de l’Ukulélé Club de Paris à une série de groupes extravagants (Tony Truant et ses Dignes Dindons, Tony Truant Million Bolivar Quartet, Tony Truant et son Négligé, Tony Truant & ses Deux Solutions). Ses disques de rock sont aujourd’hui introuvables, même l’album Ovomaltine, benzédrine et vengeance paru fin 2003, et depuis emporté par la défaillance du label Next Music.

Entre agressivité punk et comédie de mots, Tony Truant écrit des chansons à mi-chemin des Clash et de Boby Lapointe, semées d’insultes imprévisibles ("T’es qu’un basset artésien") et d’imprécations obliques ("Je te hais pour tout ce que tu m’as fait/Mais c’est pour le reste que je te déteste"). Il bouscule, tord, détourne toute la culture rock’n’roll au profit d’une loufoquerie beaucoup plus profonde qu’elle n’en a l’air : sous les calembours et les formules à l’emporte-pièce, toutes les figures du désarroi amoureux et une sorte de nihilisme sentimental à la fois réjouissant et émouvant. D’ailleurs, on peut deviner sous la violence et l’âpreté d’arrangements très orthodoxement rock garage, le goût pour le dérisoire et la nostalgie d’un érudit du ukulélé. Post-punk lettré, extrémiste délicat, gentil furieux, sa réticence à entrer dans les tiroirs habituels de la musique populaire explique peut-être que Tony Truant soit victime de l’indifférence des majors.

Le "métier", comme on dit, n’a pas manqué non plus de cruauté envers Jean-Claude Vannier. En général, on le présente surtout comme arrangeur et orchestrateur, mais c’est oublier une oeuvre attachante d’auteur-compositeur-interprète. Bien sûr, il y a le poids énorme, dans sa carrière comme dans sa renommée, des années de collaboration avec Serge Gainsbourg, mais aussi – avant ses géniaux arrangements de Melody Nelson –, Tous les bateaux tous les oiseaux pour Polnareff, Que je t’aime pour Johnny Hallyday, l’album Madame de Barbara, l’album Terre de France de Julien Clerc… Il nous racontait un jour que lorsqu’a été enregistrée la première chanson qu’il avait écrite intégralement – paroles, musique et arrangements –, le preneur de son a demandé : "Mais vous n’allez quand même pas sortir ça ?" C’était Super Nana de Michel Jonasz. Il a ensuite écrit pour Claude Nougaro, pour Maurane, pour Enzo Enzo, pour Jane Birkin, et toujours, de ci, de là, des publicités. "Et puis, de loin en loin, je me fais des chansons un peu plus gonflées, nous expliquait-il encore. Je me considère un peu comme mon cobaye."

 

 Mais la carrière de Vannier chanteur a été fort malmenée par les diktats et les inconséquences des quelques maisons de disques par lesquelles il est passé. Lui-même évoque, d’ailleurs, dans le livret de ce disque, "une ambiance sinistrée de labels en capilotade, de contrats déchirés, de productions naufragées et de disques au pilon". Ainsi, jugeant que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, il a décidé de publier un double-CD, En public-Fait maison, qui propose deux volets de son oeuvre. Tout d’abord, un extrait des magnifiques concerts qu’il donna en 1985 au théâtre Déjazet, accompagné par un orchestre mozartien, puis ses nouvelles chansons, enregistrées de tout près, chez lui, sur les instruments de musique de sa collection – des flûtes d’enfant, un vieil harmonium, une grosse caisse de fanfare…

Ses chansons ont des formes singulières, à la fois dépouillées et baroques, imprévisibles et – d’une certaine manière – magnifiquement classiques. Des humeurs singulières, des ferveurs inquiètes, de hautes exigences musicales : il y a chez Jean-Claude Vannier une manière unique d’aborder la chanson, à la fois comme sculpture et comme ascèse. Ses instrumentations mêlent une écriture rigoureusement classique et mille trouvailles de petites objets agités, heurtés ou frottés, un peu comme les Surréalistes arrachaient les images des missels pour les juxtaposer aux planches anatomiques des dictionnaires. Et, pourtant, c’est un romantique, obsédé par l’impossible amour, la solitude, l’inaccessible félicité. A vingt ans de distance, avec des moyens diamétralement opposés, ces deux CDs sont traversés par le même sentiment de déshérence et de force vitale s’exprimant malgré la défaite – une oeuvre rare, passionnante et audacieuse.

Tony Truant On the Rocks (On the Corner/Nocturne) 2005
Jean-Claude Vannier En public-Fait maison (Night & Day) 2005