Macias à Marseille

Jeudi dernier, le 30 novembre, à Marseille, Enrico Macias est venu rendre hommage au maître de la musique arabo-andalouse, Cheikh Raymond Leyris. Leçon de savoir-vivre ensemble ou conte de Noël, Marseille a, une fois encore, fait la preuve de sa tolérance. Le chanteur également qui, à la suite des incidents qui ont émaillé sa tournée jusque-là, s'est bien gardé, cette fois, de prendre position sur le conflit israélo-palestinien... comme d'accepter les interviews !

Le Tonton d'Enrico et la mère d'Aïcha…

Jeudi dernier, le 30 novembre, à Marseille, Enrico Macias est venu rendre hommage au maître de la musique arabo-andalouse, Cheikh Raymond Leyris. Leçon de savoir-vivre ensemble ou conte de Noël, Marseille a, une fois encore, fait la preuve de sa tolérance. Le chanteur également qui, à la suite des incidents qui ont émaillé sa tournée jusque-là, s'est bien gardé, cette fois, de prendre position sur le conflit israélo-palestinien... comme d'accepter les interviews !

"Allô, maman ? Ecoute, c'est Enrico !". Il y a un instant, la voix off du Palais des Congrès de Marseille vient de demander aux spectateurs d'éteindre leur téléphone portable. Mais Aïcha, la trentaine algéroise n'en a cure. Comme la plupart des femmes venues assister au concert d'Enrico Macias, elle appellera sa mère, en Algérie, à chaque début de chanson pour partager son bonheur.

Au pays d'Aïcha, les cassettes des tubes de Enrico sont interdites depuis qu'il s'est exilé en 1962 avec des millions de pieds-noirs pour la France. Aujourd'hui, Enrico est privé de sa terre natale : les intégristes islamistes ont visiblement encore suffisamment d'influence sur le pouvoir en place pour empêcher l'artiste de s'exprimer. Aïcha compatit : "L'empêcher de revoir son village natal, c'est tout simplement un crime !" et elle ajoute : "Enrico en Algérie, c'est : pas de droit de visite et pas de droit d'auteur ! ". Car, si les chansons d'Enrico parviennent à traverser la Méditerranée, c'est uniquement "grâce" au pillage auquel se livrent de jeunes artistes locaux : "Il y a une jeune Naïma qui a repris "Qu'elles sont belles, les filles de mon pays" et, elle, non seulement on la laisse chanter ça, là-bas, mais en plus, elle a un succès fou !".

C'est le moment qu'Enrico choisit pour pleurer. Il s'étrangle d'émotion dès les premiers accords de la chanson. Aïcha traduit : "Il parle de son peuple qui l'a trahi, abandonné. Il lui demande de faire un geste dans sa direction". Alors les mères prennent leur fille dans les bras. A moins que ce ne soit l'inverse. On verrait presque les souvenirs de la terre natale passer d'un rang à l'autre de la salle. "Merci, merci d'être venus si nombreux, me suivre sur le chemin qui me ramène vers mes origines, vers nos origines", avait lâché Enrico Macias en s'armant de sa guitare réversible au début du concert. Et puis, sur un tonitruant : "Bon Ramadan !" en arabe, il avait commencé à gratter l'instrument. Dans cette salle austère (faux tek clair et velours bleu marine), assis au centre de ses huit musiciens, Enrico rendait hommage à "Tonton Raymond" (Cheikh Raymond Leyris, maître de la musique maalouf et de Enrico lorsqu'il était encore le petit Gaston de Constantine), accompagné du violoniste Taoufik Bestandji et de l'ensemble Foundok.

Il a d'abord simplement caressé sa guitare, presque sans pincer les cordes, comme s'il se laissait hypnotiser par les instruments orientaux. Puis, les sourcils en accent circonflexe, il s'est mis à chanter en arabe, empli d'émotion, presque de ferveur. Alors la guitare a ralenti, la voix s'est tue et, après un soubresaut de cheval andalou, la musique s'est enflammée. Comme si elles l'avaient anticipé, les femmes ont bondi de leur siège. Les filles n'ont pas pu retenir les mères. Les youyou ont fusé. Les foulards se sont mis à flotter au-dessus des têtes. Les kipas se sont agitées. On a tapé dans les mains. Repris les refrains en cœur.

Une vieille Oranaise a fait danser une jeune juive de Marseille. Pino Latuca, le chef d'orchestre habituel d'Enrico Macias, s'excitait sur son piano ("Il fait un stage de musique arabo-andalouse avec moi en ce moment, avait prévenu le chanteur en riant, parce que je prépare un spectacle qui synthétisera toutes mes racines"). Les autres musiciens avaient enfin l'air de se sentir chez eux. Enrico tapait du pied frénétiquement. Parfois il ouvrait un œil pour sourire à la salle. A Marseille, il venait de réussir son pari : conquérir son public, qu'il soit arabe ou juif. Comme emporté par l'ambiance, le Palais des Congrès a osé une lumière plus orange, parfois rouge. On était sur la place d'un village ou dans la salle de danse d'un palais. Les coulisses ont craché quelques fumigènes. On était au hammam. On a même cru, un instant, comprendre la langue arabe…

"T'as vu ça ?" a crié Aïcha (un mouchoir en papier dans chaque main faisant office de foulard), "tout le monde danse ensemble ! Y a pas de communautés ici. Y a que la famille !". Et Enrico, comme s'il avait entendu la jeune femme, a gratté sa guitare " à la flamenca ". La salle a répliqué d'un impressionnant "Olé !" et c'était parti pour un "Palam Palam Pam Pero Pero" espagnol. Enchaîné sans transition à une chanson de paix en hébreu. La salle exultait. Alors Enrico a posé sa guitare. Avec ses musiciens, il s'est approché du bord de scène. Et, a capella, il a entonné son vibrant Enfants de tous pays (Séchez vos larmes, jetez vos armes, semez l'amour et puis donnez la vie) . Et puis, il est sorti de scène comme il y était entré, en jetant de tendres baisers et de discrets " merci ".