Manu Dibango et Ray Lema

C’est la rencontre au sommet de deux têtes de pont de la musique moderne africaine qui partent à la recherche d'un nouveau son, le Bantou Beat, avec un plaisir évident. Trente ans après la sortie de Soul Makossa Manule Camerounais, aîné ironique et volubile, et Ray le Congolais, cadet réservé et tranquillement révolté, jouent ensemble.

A la recherche du Bantou Beat

C’est la rencontre au sommet de deux têtes de pont de la musique moderne africaine qui partent à la recherche d'un nouveau son, le Bantou Beat, avec un plaisir évident. Trente ans après la sortie de Soul Makossa Manule Camerounais, aîné ironique et volubile, et Ray le Congolais, cadet réservé et tranquillement révolté, jouent ensemble.

Leur dialogue musical embarque tout le monde, musiciens, choristes et le public, dans une série de pérégrinations rythmées, acrobatiques, risquées. Tour à tour, chacun propose à l’autre de le suivre sur un chemin escarpé, un safari inattendu. Comment vont-ils retomber sur leurs pieds? Funambules du rythme, les deux félins chutent à chaque fois sur leurs pattes, droits et justes. Le public applaudit à tout rompre, envoûté par le suspens, heureux d’avoir frissonné.

Manu, l’inventeur de Soul Makossa en 1973 (pillé et dédomagé par Michael Jackson après procès), second tube planétaire africain après le Pata Pata de la Sud-Africaine Miriam Makeba en 1967, reste le parrain de la musique africaine contemporaine. A 69 ans, dont un demi-siècle passé en France, Dibango est revenu de toutes les aventures musicales qui l’ont mené dans la plupart des pays que compte cette planète. On se dit qu’il n’a plus rien à dire de nouveau et devrait vivre sagement de sa renommée. Rien n’y fait, tel un gamin turbulent, il veut tenter une nouvelle audace, encore un défi.

Ray, lui, est étiquetté "l’intello de la musique africaine", celui qui réfléchit à un rythme africain qui serait universel, reconnaissable par toute la planète comme l’est la saccade reggae ou le binaire rock. Enfant du séminaire baptiste, Ray Lema a commencé par apprendre la musique classique et a jouer du...rock dans un Kinshasa sous la domination hégémonique de la rumba. Peu de temps après, lorsqu'il s'installe à Paris en 1983, après un séjour aux Etats-Unis, Ray Lema touche à toutes les musiques. A 57 ans, il est considéré comme la vedette de l’Afrique sur Seine férue d’expériences, voix bulgares, symphonie suédoise ou gnawi marocain. Pour lui, jouer avec Manu constitue un nouveau bonheur.

Ils répètent tous les deux et leur groupe au Groovy studio à Fontenay-sous-Bois, banlieue de l’Est parisien. Manu est arrivé la veille du Cameroun. Lunettes fumées, crâne toujours aussi poli, il parle du putsch en Centrafrique survenu le week-end de son arrivée en France. Ray, calotte sur la tête, bouc blanchi à la pointe du menton, pose des questions. Il n’était pas au courant, trop absorbé peut-être par la préparation de leur spectacle et l’enregistrement de leur disque bicéphale qui sortira en septembre prochain.

RFI : Quand et où vous êtes-vous rencontrés pour la première fois?
Manu Dibango-Notre première rencontre remonte à 1974 à Kinshasa, à l’occasion du match de boxe Muhammad Ali contre George Foreman. Je devais y donner un concert quand on m’a parlé d’un jeune pianiste zaïrois de talent. C’était curieux pour moi parce qu’il n’y avait pratiquement pas de pianiste à l’époque en Afrique centrale. On me l’a présenté pour le tester. Il m’a accompagné sur scène. C’était Ray.
Ray Lema-J’étais très intimidé. Moi, je savais qui il était, déjà une star en Afrique. J’avais ses disques. Manu avait aussi joué dans l’African Jazz de Joseph Kabasélé, le groupe leader de la scène congolaise des années 50 jusqu’à sa dissolution en 63.

RFI : Et après, avez-vous joué encore ensemble?
M. D.-En studio, plusieurs fois. J’ai souvent invité Ray sur mes albums. Je l’ai tout le temps suivi, fait venir à l’émisssion télé que j’avais sur TF1.
R. L.-Il y a dix ans, on voulait faire quelque chose ensemble sur scène, mais chacun à pris sa propre route.
M. D.-Chacun avait sa carrière à mener. Ray est parti faire ses expériences, souvent étonnantes.

RFI : Vous qui êtes acteurs et observateurs de la musique africaine, comment expliquez-vous son recul actuel sur la scène internationale?
R. L.-Toutes les musiques connaissent des moments comme ça. C’est comme les modes, ça revient de manière cyclique. On n’a qu’à voir l’évolution internationale de la musique cubaine, par exemple.
M. D.-On n’entre pas dans le moule du gros bizness pour qui un artiste est avant tout un produit. Les succès de Magic System avec Premier Gaou, de Youssou N’Dour avec 7 Seconds ou de Mory Kanté avec Yéké Yéké, ce sont des accidents.
R. L.-Aujourd’hui, les responsables dans les grandes maisons de disques sortent des écoles de commerce, de marketing, pas comme avant où les producteurs, les directeurs artistiques suivaient l’artiste pendant des années.
M. D.-Nous jouons pour l’amour de la musique. On joue ce qui nous passe par la tête et si c’est un succès, c’est tant mieux. Il n’y a pas de plan préconçu. On vit et survit. Nous sommes toujours là.

RFI : Comment en êtes-vous arrivé à jouer ensemble sur scène aujourd’hui?
M. D.-Pour mes concerts au Café de la Danse à Paris en février de l’année dernière, l’une de mes filles m’a suggéré d’inviter Ray sur scène. On a joué ensemble et une magie s’est dégagée. Le public a beaucoup aimé.
R. L.-Le directeur du festival des Musiques sur l’île de Nantes, Bertrand Delaporte était là. Il était enthousiasmé et nous a promis de nous produire pour son festival en juillet 2002. Tout est parti de là.
M. D.-Nantes est le top de départ de notre nouvelle musique. Nous l’appelons le bantou beat.

Bouziane Daoudi

En concert le 21 mars au New Morning à Paris, le 22 mars au festival Chorus des Hauts-de-Seine à Clichy, le 25 mars à Milan.

Il y a trente ans, Soul Makossa.

Vous, les jeunes, vous avez bien de la chance. En ces temps reculés où seules trois chaînes de télé et autant de radios FM véhiculaient en France les sons du monde, l’exotisme musical ne dépassait guère Piccadilly ou Detroit. Les Stones pompaient bien un peu les gnaouas Marocains, et Santana avançait timidement qu’il était Mexicain… mais tout le monde s’en foutait. L’occident n’avait alors d’oreille que pour le rock et la pop triomphantes qui, globalement, ne pouvaient venir que de Londres ou de New-York.

C’est dans ce contexte, certes riche mais un peu monolithique, qu’il apparut soudain. Je me souviens, c’était sur TF1 –mais oui, ça existait déjà. Il était grand, chauve, et vêtu d’un long boubou (on apprendrait plus tard que ça s’appelait une «gandoura»). Il était noir. Bon, on n’ira pas jusqu’à dire que ce fut là une révolution à la télé française; on avait déjà droit, de temps en temps, à des bronzés bon teint comme Brown, Belafonte, Franklin, ou les regrettés Redding et Hendrix. Mais ce nègre-là n’était pas né dans les champs de coton du Mississipi. L’animateur de TF1 nous annonçait benoîtement qu’il venait des bananeraies du Cameroun.

En fait, ce n’était pas tout à fait vrai. Si le dénommé Manu Dibango était bien né à Douala (Afrique Equatoriale Française) en 1933, letube qui le propulsait soudain sur les antennes métropolitaines avait, lui, transité par les charts nord-américains. Et, au préalable,Soul Makossa avait été enregistré dans les studios d’une maison de disques bien parisienne, Sofrason, dont la particularité était de ne mettre aucun de ses 45 tours sur le marché français, mais de les envoyer directement sur les marchés de Kinshasa, Yaoundé, Abidjan, ou Dakar.

Car Dibango était un de ces africains de Paris qui, le jour, soufflait dans son saxo pour accompagner des artistes français (Nino Ferrer) et, la nuit, enregistrait ces petites galettes destinées aux frères restés au pays.

Rien, normalement, ne prédestinait donc Soul Makossa à devenir un tube planétaire. Ce n’était du reste que la face B d’un 45t dont le morceau principal était l’hymne de la coupe d’Afrique des Nations de football! Mais voilà qu’une poignée de blacks new-yorkais, à la tête d’un petit magasin de disques de Harlem -il sera d’ailleurs par la suite rebaptisé Makossa Records- tombèrent on-ne-sait-comment sur le disque en question, le filèrent à un pote DJ à la radio. Et le morceau enflamma aussitôt l’Amérique, coast-to-coast.

Soul Makossa (qui n’était ni de la soul, ni du makossa!) fut ainsi le premier disque «africain» à entrer au Top 10. En cela il marqua l’arrivée des métèques dans le cercle très fermé de l’industrie musicale anglo-saxonne, ce qui permet à beaucoup de considérer «Soul Makossa» et l’année 1973 comme le véritable point de départ de la «world music». Après, c’est affaire de goût…