Des "French artists" si peu français

De Feist à Cristina Branco et d’Ayo à Cesaria Evora, les maisons de disques françaises produisent de plus en plus d’artistes internationaux. Un paradoxe de la mondialisation au pays de "l’exception culturelle".

Des artistes internationaux signés en France

De Feist à Cristina Branco et d’Ayo à Cesaria Evora, les maisons de disques françaises produisent de plus en plus d’artistes internationaux. Un paradoxe de la mondialisation au pays de "l’exception culturelle".

Depuis des mois, la Canadienne anglophone Feist sillonne l’Amérique du Nord, qui succombe à son deuxième album, The Reminder, produit par une maison de disques française. Pendant ce temps, toute l’Europe s’attache à Ayo, chanteuse allemande fille d’un Nigérian et d’une Gitane, dont le disque – tout en anglais – a été produit par une maison de disques française. Et la même maison de disques sort coup sur coup les disques de deux new-yorkais : Seen, qui pourrait bien être l’album de la révélation auprès du grand public de Morley, jeune artiste folk-pop, et Nobody Left To Crown, album du retour du légendaire Richie Havens – oui, l’homme qui est resté plus de deux heures seul sur scène au début du festival de Woodstock. Pour l’un comme pour l’autre, les maisons de disques américaines étaient aux abonnés absents : la crise du CD a divisé par quatre ou cinq le nombre de nouvelles signatures d’artistes et les talents made in USA commencent à s’exiler, ou tout au moins à exiler leurs contrats.

Avec son sourire malicieux de vieux sage, Richie Havens fait remarquer : "Il y a vingt ans, j’avais déjà enregistré pour une compagnie italienne." Dans les années 80, en effet, aucune major américaine n’aurait misé un dollar sur ce vieil ami de Bob Dylan, hippie historique et dernier représentant en activité de la scène folk new-yorkaise des années 50… Mais peut-être cette histoire commence-t-elle avec l’Américaine Josephine Baker ou avec les orchestres de tango argentins qui partaient de Paris par le train pour conquérir toute l’Europe. La France d’après la guerre ne fait pas que danser sur In the Mood et découvrir le Coca-Cola : elle accueille les musiciens noirs américains d’une manière qu’ils n’auraient jamais imaginée. Miles Davis racontera qu’il plonge dans l’héroïne au retour de son premier voyage en France. A Paris, il a eu une courte love affair avec Juliette Gréco, il a pris le café avec Jean-Paul Sartre et serré la main de Picasso. De retour chez lui, il est en butte au racisme quotidien… Sidney Bechet ou Don Byas viennent vivre en France, le bluesman Memphis Slim ouvre une boîte à Paris… Les Américains seront suivis par les musiciens des anciennes colonies, venus naturellement à Paris pour rêver au monde entier (les Camerounais Manu Dibango et Francis Bebey, le Gabonais Pierre Akendengué…) et par les Sud-Américains chassés par les dictatures (les Chiliens de Quilapayun, les Argentins du Cuarteto Cedron…).

La world music des années 80-90 élargira à l’infini ces liens entre musiciens du monde et entreprises françaises. Labels spécialisés et majors envoient leurs émissaires partout dans le monde à la recherche de personnalités et de formes musicales nouvelles. Dans cette compétition, d’ailleurs, les Anglo-saxons savent se faire séduisants : Youssou N’Dour est "signé" aux Etats-Unis, Nusrat Fateh Ali Khan enregistre pour RealWorld en Grande-Bretagne, Ali Farka Touré et le Buena Vista Social Club sont en contrat avec World Circuit à Londres… Mais la crise du CD, dans les premières années du nouveau siècle, entraîne la rupture de nombreux liens légaux entre artistes du Sud et labels du Nord.

Et, dans le paysage actuel, la carte musicale du monde est semée de petits drapeaux tricolores. La Portugaise Cristina Branco, jeune voix venue du fado, enregistre au pays pour le compte d’une firme française… même si son marché le plus florissant est la Hollande. La Capverdienne Cesaria Evora, malgré les sirènes parlant anglais, reste fidèle à son port d’attache parisien. Un exemple américain ? Dix-huit ans après son premier album paru à Paris, Calvin Russell est toujours un artiste de maison de disques française : Américain chantant en américain l’Amérique des Américains, il n’exporte guère de disques aux Etats-Unis. La nouveauté, c’est qu’avec Feist, Ayo ou Morley, les "French artists" concurrencent les Anglo-saxons sur leur propre terrain.

Dans le milieu du disque, on invoque évidemment la tradition française que l’on vient de résumer, mais aussi une singularité de notre marché : avec des productions "locales" qui représentent les deux tiers des ventes de disques en France, les filiales parisiennes des majors ont acquis une autonomie de gestion inattendue. Et, dans un paysage économique ravagé, elles ont encore les moyens d’investir sur des artistes à fort potentiel international. Paradoxe inattendu : c’est la fameuse "exception culturelle" qui agit dans le sens de la mondialisation.

Feist The Reminder (Polydor-Universal)
Ayo Joyful (Polydor-Universal)
Morley Seen (Polydor-Universal)
Richie Havens Nobody Left To Crown (Polydor-Universal) parution le 18 février
Cristina Branco Abril (Universal Classics)
Cesaria Evora Rogamar (Sony-BMG)
Calvin Russell Unrepentant (XIII Bis-Sony-BMG)