SERGE REGGIANI
A l’âge de quatre-vingt-deux ans, le chanteur et acteur Serge Reggiani s’est éteint d’un arrêt du coeur. Dernier des grands interprètes de la chanson (comme Montand, il n’a jamais écrit ce qu’il chantait), il avait commencé une superbe carrière musicale longtemps après avoir conquis la renommée à l’écran et au théâtre.
Le dernier grand interprète
A l’âge de quatre-vingt-deux ans, le chanteur et acteur Serge Reggiani s’est éteint d’un arrêt du coeur. Dernier des grands interprètes de la chanson (comme Montand, il n’a jamais écrit ce qu’il chantait), il avait commencé une superbe carrière musicale longtemps après avoir conquis la renommée à l’écran et au théâtre.
Les dames chez le coiffeur ont parfois de belles idées. Un jour, dans la France des années 30, un apprenti de quatorze ans mit du shampooing dans l’oeil d’une cliente. Elle lui suggéra d’aller en face, regarder les annonces placardées à la façade d’un journal. Le Conservatoire des arts cinématographiques annonçait son concours. Serge Reggiani fut reçu et, à la fin de l’année, il était le premier de sa promotion.
Il mettrait du temps – une trentaine d’années encore – à devenir chanteur, mais c’est là que survint le déclic. Jusque là, il était un fils d’immigrés italiens, né à Reggio Emilia en 1922 et arrivé tout gosse à Paris. De son premier cours de théâtre, il vole vers le sommet de l’époque: le Conservatoire, dont il sort avec un prix de comédie et un prix de tragédie. C’est au cabaret, où il dit des poèmes de Baudelaire et joue un sketch de Courteline, qu’il est remarqué par Jean Cocteau et Jean Marais, alors au sommet de leur puissance dans le théâtre français. Dans Britannicus, Reggiani sera Burrhus face au Néron de Marais. Il se tourne vers le cinéma et, en 1942, on le remarque dans un second rôle dans Le Voyageur de la Toussaint de Louis Daquin. Mais l’Histoire le rattrape: s’il fait jouer sa nationalité française, il doit partir avec le STO en Allemagne; s’il se dit italien, il doit faire son service militaire sous l’uniforme de l’armée de Mussolini. Il se réfugie au maquis, où il côtoie Simone Signoret, Daniel Gélin, Yves Allégret, Danièle Delorme...
Après-guerre, il enchaîne les rôles: première tête d’affiche dans Les Portes de la nuit de Marcel Carné, le légendaire Casque d'or de Jacques Becker… A l’époque des vedettes masculine au visage lisse et régulier, il est très remarqué et respecté, mais n’atteint pas les sommets. Au théâtre, en revanche, il triomphe en 1959 avec Les Séquestrés d'Altona de Jean-Paul Sartre.
C’est chez son amie Simone Signoret qu’il rencontre Jacques Canetti, le personnage le plus puissant dans la chanson de l’époque, patron des Trois-Baudets, organisateur de tournée et surtout ancien directeur artistique chez Philips, où il a mis le pied à l’étrier à Brassens, Brel, Gainsbourg, les Frères Jacques, Béart ou Vian… Justement, Montand a refusé des chansons de Vian et Canetti les propose à Reggiani – «vous devriez chanter».
L’acteur accepte et le disque, paru en 1965 sur le label de Canetti (chassé de Philips par la toute-puissance des yéyés) reçoit le prix de l'académie Charles-Cros. Il a déjà chanté quelques chansons lors d’une émission de radio en 1959 mais, à quarante-trois ans, ce sont ses débuts dans la chanson. Alors, quand il doit assurer la promotion de son disque en public pour la télévision, c’est un lamentable échec. C’est alors que Barbara lui offre d’assurer, sous sa direction, sa première partie. Elle lui enseigne les ficelles du métier.
Le public suit : Reggiani a tôt fait de devenir un interprète remarquable et son deuxième album, paru en 1967, est un succès. Avec Les loups sont entrés dans Paris d’Albert Vidalie et Louis Bessières et Le Déserteur de Boris Vian, il conquiert un public beaucoup plus jeune que lui, qui se reconnaît dans cet aîné de gauche – un des rares que ne récusera pas la génération de Mai-68.
Les meilleurs auteurs de l’époque se pressent autour de lui, comme Georges Moustaki, «envoyé» par Barbara, qui lui donne Ma liberté, Ma Solitude et surtout Sarah, qui sera peut-être la plus célèbre des chansons de Reggiani – «La femme qui est dans mon lit n'a plus vingt ans depuis longtemps». Il chante aussi Claude Lemesle (Le Barbier de Belleville, Venise n'est pas en Italie), Jean-Loup Dabadie (Hôtel des voyageurs, Le Petit Garçon), Serge Gainsbourg (Maxim's), Pierre Delanoë, Louis Amade, et même Edgar Faure, Francis Blanche ou Denise Glaser, sans cesser de revenir régulièrement à son cher Boris Vian (Arthur où t'as mis le corps, La Java des bombes atomiques) ou de porter à la chanson Rimbaud, Apollinaire et Prévert…
C’est un pur interprète: il se refuse obstinément à écrire, même si nombre de chansons (L’Italien, Sergio, Le Petit Garçon) semblent écrites de sa main. «Je suscite les chansons», confie-t-il un jour. Il lui arrive de passer commande, de suggérer même quelques mots à ses auteurs.
Peu à peu, sa carrière de chanteur éclipse sa vie d’acteur, malgré quelques rôles magnifiques comme dans Touche pas à la femme blanche de Marco Ferreri en 1973 ou, l'année suivante, dans Vincent, François, Paul et les autres de Claude Sautet.
Mais la vie ne lui fait pas de cadeau: son fils Stephan, également chanteur, se suicide, il affronte une terrible dépendance alcoolique, des accidents cardiaques successifs le tiennent plusieurs fois éloigné de la scène… Ses années 90 semblent tout entières consacrées à ce combat, dans lequel chaque nouveau disque – qui prend forcément, chaque fois, des allures de testament – vient apporter son lot de vérités cruelles, de constats désabusés, de fols espoirs: Reggiani 95 en 1995, Nos quatre vérités en 1997, Les Adieux différés en 1999, Enfants soyez meilleurs que nous en 2000. Contre toute attente, il est remonté sur scène en 1995 et, depuis, reparaît de temps à autre, comme pour un dernier pied de nez au destin et aux menaces de la maladie – la dernière fois au printemps 2004. Ses dernières années sont même suractives: il expose ses peintures, enregistre des Confidences sous forme de lettres à ses proches, se délecte de l’hommage qu’on lui rend en 2002 dans l’album Autour de Serge Reggiani, avec Enrico Macias, Marc Lavoine, Michel Piccoli, Bénabar, Juliette, Patrick Bruel, Sanseverino, Arno, Maxime Le Forestier...
Dans la nuit de jeudi à vendredi, à son domicile parisien, son coeur – son vieux coeur las et vaillant – a cessé de battre dans son sommeil. Il avait quatre-vingt-deux ans.