Alpha Blondy

Sorti il y a trois jours, le treizième album d'Alpha Blondy, "Elohim" donne du baume au coeur à plein de monde. Aux fans de la reggae-star ivoirienne, bien sûr. Mais aussi aux militants de l'association Reporters Sans Frontières, et en particulier, à la famille du journaliste burkinabé assassiné en 1998, Norbert Zongo. La totalité des droits de la chanson "Journalistes en Danger (Démocrature)" est cédée à Reporters Sans Frontières. L'année 2000 s'annonce chargée. Outre la tournée mondiale, le concert parisien dans le gigantesque Palais Omnisport de Bercy, le 18 octobre, créera l'événement. Flash-back sur l'aventure "Elohim", enregistré dans le studio abidjanais du chanteur et dans le studio de la banlieue parisienne Marcadet.

Dieu au secours des journalistes

Sorti il y a trois jours, le treizième album d'Alpha Blondy, "Elohim" donne du baume au coeur à plein de monde. Aux fans de la reggae-star ivoirienne, bien sûr. Mais aussi aux militants de l'association Reporters Sans Frontières, et en particulier, à la famille du journaliste burkinabé assassiné en 1998, Norbert Zongo. La totalité des droits de la chanson "Journalistes en Danger (Démocrature)" est cédée à Reporters Sans Frontières. L'année 2000 s'annonce chargée. Outre la tournée mondiale, le concert parisien dans le gigantesque Palais Omnisport de Bercy, le 18 octobre, créera l'événement. Flash-back sur l'aventure "Elohim", enregistré dans le studio abidjanais du chanteur et dans le studio de la banlieue parisienne Marcadet.

2 décembre 1999, La Plaine-Saint-Denis, au nord de Paris. Alpha Blondy, le producteur jamaïcain Clive Hunt (qui collabora avec Bob Marley), l'arrangeur africain Boncana Maïga et Hubert, l'ingénieur du son, se retrouvent à 19 heures au studio Marcadet. Pour cette dernière séance de mixage de l'album "Elohim" ("Dieu" ou "Je suis la multitude" en hébreu), le chanteur ivoirien est arrivé avec une feuille griffonnée où figurent les modifications qu'il souhaite apporter au morceau "Djeneba". "J'aimerais que l'on retouche la texture de ma voix", indique-t-il. "La vitesse est-elle trop lente?", demande Clive. "Non, mais je trouve mon timbre trop métallique". La chanson est envoyée sur les haut-parleurs, pour une écoute collective.

Alpha traduit à peu près le texte qu'il a écrit en dioula: "Djeneba, je t'ai attendue mardi, tu n'es pas venue (...) Maintenant que tu es là ce soir, on va en découdre sur la peau de chèvre, fais-moi des massages, j'ai mal au dos, j'ai mal au cou, j'ai mal au cœur, masse-moi, Djeneba". Le rythme funk, couplé à une basse reggae, emplit le studio de son énergie groovy. On reconnaît à la fois la veine jamaïcaine de Clive Hunt et l'ancrage africain de "maestro" Maïga. Le premier a déjà apporté son empreinte à la neuvième galette de Blondy ("Yitzhak Rabin"), tandis que les arrangements du second, depuis 1992, ont servi d'écrin aux albums "Masada", "Dieu", "Grand Bassam" et "Yitzhak Rabin".

Le perfectionnisme du Rasta Poué

L'ingénieur du son suggère d'ajouter un peu de "réverb" à la voix. Aussitôt dit, aussitôt fait. Cette dernière gagne légèrement en ampleur. Alpha veut entendre le résultat. "C'est plus aérien, maintenant", constate-t-il, satisfait. "Oui, mais il ne faut pas que ça le soit davantage, vu le sujet de la chanson", remarque Hubert. "Sinon, cela deviendrait trop joli". Perfectionniste, Alpha demande à écouter encore une fois le titre en entier. "Après tant d'heures passées au labeur, il arrive que tu ne dormes pas à cause d'un seul morceau, explique-t-il comme pour s'excuser de sa méticulosité. "Car, chaque fois qu'il passe, tu tiques, c'était le cas de "Djeneba". Là, je suis soulagé."

Il est déjà 21 heures. Quelques plats de riz et de viande achetés auprès d'un petit traiteur asiatique du quartier font la bonne fortune des estomacs. "I'm a rice-man!" chantonne Alpha, avant d'avaler une bonne cuillère de sa céréale préférée. "Djeneba" nous accompagne dans notre dîner. Un didjeridoo - longue trompe propre aux Aborigènes d'Australie - insuffle au titre une sonorité grave, comme venue des entrailles de la terre. "C'est Ekwala, un musicien camerounais, qui en joue, rappelle Alpha. "Je l'ai rencontré au hasard d'un studio, ça m'a plu, je lui ai demandé de venir enregistrer. Ce fut aussi simple que ça. Plutôt que de sampler un didjeridoo, nous préférions avoir la respiration naturelle."

Dictons populaires réinventés

Le repas rapidement achevé, on se remet au boulot. Il reste une ultime chose à effectuer : réunir sur une même bande la voix lead, dont le mixage vient d'être affiné, et le play-back (l'accompagnement musical). Le premier essai échoue, la synchronisation se révélant défaillante. Et ainsi, jusqu'à la cinquième tentative. Chacun garde son self-control, mais la tension monte dans le studio. Clive Hunt devra impérativement repartir au petit matin pour la Jamaïque. Il faut absolument tout terminer ce soir. "Essayons encore", insiste Alpha Blondy. Là, pendant l'opération, il ferme les yeux et joint ses mains : un geste discret, mais intense. On dirait qu'il prie... Et cette fois est la bonne. L'atmosphère recouvre soudain son humeur joyeuse du début.

On peut réécouter sereinement l'ensemble des titres. "Les Voleurs de la République", d'abord. Ce slow au beat lourd, qui se transforme en un reggae posé et lancinant, donne le ton de l'album. "Ali Baba et les quarante voleurs sont de retour / Les lèche-bottes ont baissé leur pantalon / Et ils s'érigent en donneurs de leçons / Le complot du silence persévère / La langue de bois exaspère / Ce triste constat me désespère (...) / SOS, les voleurs de la République / SOS, ils volent les deniers publics". Le chantre d'Abidjan réinvente des expressions populaires, des locutions simples et des dictons, auxquels son sens du verbe, allié à la souplesse de son phrasé, confère une saveur singulière.

"Dictature" enfonce le clou. "Diviser pour régner / Diviser pour mieux nous arnaquer / Le totalitarisme xénophobe / Mènera à l'adversité / Avec son corollaire de colère généralisée". Ce texte, écrit bien avant que M. Henri Konan Bédié ne fût chassé du pouvoir, témoigne de la lucidité du "foulosophe". Dommage que l'ex-président n'ait pas davantage écouté le précédent disque, "Yitzhak Rabin", dans lequel étaient dénoncés "la démocratie Banania" et "le monopole du pouvoir par une ethnie".

Pas de garde du corps, juste son veilleur d'âme

Un peu plus tard, lorsque nous quitterons le studio Marcadet, Alpha Blondy expliquera la genèse de son opus "Elohim". "Je me suis concentré sur des faits réels. J'ai lu attentivement la presse, écouté la radio et la télévision, Le Monde, Jeune Afrique, RFI, l'Autre Afrique, les médias ivoiriens... Je ne voulais pas commettre d'erreur au niveau de l'information, ni prêter le flanc à des accusations du genre "Il règle des comptes personnels". Mais être simplement une caisse de résonance pour les aspirations des sans voix. A Abidjan, je mène une vie assez retirée, accordant davantage de place à la spiritualité, à l'équilibre intérieur. Je m'occupe de mon travail, de ma famille, j'écoute les enfants. Je me suis dit que, pour ce qui concerne mon rôle d'observateur du monde politique, le mieux était de me nourrir des recherches des journalistes, parce qu'ils vont sur le terrain. Et puis, j'ai des petits frères du ghetto, que je reçois à la maison ou dans mon maquis. Avec eux, je me déplace incognito, on s'arrête, on boit un thé, on discute à bâtons rompus".

Le rasta cool aime se replonger dans des lieux populaires. Pour ne pas être sans cesse interpellé par des fans, il se déplace plutôt à des heures où on ne l'attend pas. "Je donne rendez-vous à mes potes quelque part où l'on peut s'asseoir normalement et blaguer, ou bien parler des événements politiques nationaux et internationaux. Cela me permet d'apprendre. Pour recouper les informations, je mets mon esprit de discernement en marche". Autour de lui, pas de garde du corps. Même les détracteurs de Blondy doivent reconnaître que le vedettariat ne l'a jamais obnubilé. "La star, pour moi, c'est Dieu".

Le déficit

Quand on parle avec Alpha, il ne faut pas être allergique au divin. Car Dieu est son obsession, son garde du cœur, le veilleur de son âme fragile. Si l'on titille l'artiste sur ses errances - son soutien à l'ancien pouvoir ivoirien puis son revirement, par exemple -, c'est avec un humour mêlé d'émotion qu'il répond; "Je ne sais pas si nous sommes nombreux à dire : "Seigneur, tu me prends la tête, je ne t'ai pas demandé la vie que tu m'as donnée, j'essaie de faire le mieux possible, de t'aider dans ta dictature de Créateur, et ça me retombe dessus". Je tente d'enjamber les épreuves comme je peux, selon ma petite compréhension d'androïde".

Quant à sa participation à la Caravane de l'Unité, en 1995, en soutien au PDCI (parti de l'ex-président ivoirien), Alpha Blondy remet les pendules à l'heure. "On est venu me dire : "Le pays est en danger de guerre civile, qu'est-ce que vous faites?" Moi, je veux l'unité. Je me suis lancé là-dedans, passionnément, avec mon manager Kone Dodo, en y mettant notre propre argent. Les hommes politiques, qui nous avaient demandé de les soutenir et qui devaient apporter leur part financière, n'ont pas tenu leur parole. Dans l'histoire, nous avons perdu 77 millions de francs CFA (770.000 francs français, NDLR). Je me suis retrouvé avec Kone Dodo en train de compter les pièces et les jetons qui nous restaient pour colmater le déficit. Nous avons même interrompu notre collaboration pendant un moment. J'avoue que nous avons un peu cédé aux rumeurs, certains me soufflant "Koné t'a fait ceci", d'autres racontant à Koné "Alpha t'a fait cela". Comme on dit, la victoire a un père et la défaite est orpheline. Heureusement, mon manager et moi-même nous sommes ressaisis. On se connaît depuis toujours. Sa maman et la mienne ont trimé ensemble au marché de Boundiali, une ville du Nord de la Côte-d'Ivoire. Je ne peux pas oublier ça".

L'affaire Norbert Zongo

Les recettes de "Journalistes en Danger (Démocrature)", le premier single extrait de l'album "Elohim", iront à Reporters Sans Frontières (RSF). Depuis quinze ans, cette association reconnue d'utilité publique défend le droit d'informer et d'être informé, en venant en aide aux journalistes victimes de la répression. Rappelons qu'en 1999, trente-six journalistes ont été assassinés en raison de leur activité professionnelle.

Etonnante coïncidence : Alpha avait écrit une chanson ("La démocratie du plus fort est toujours la meilleure", disait déjà le refrain), lorsqu'il a été contacté par RSF au sujet de l'affaire Norbert Zongo. Le corps calciné de ce journaliste burkinabé fut retrouvé dans son véhicule le 13 décembre 1998. Blondy a alors augmenté d'un prélude a cappella son hymne reggae à la liberté de la presse : "Au clair de la lune / Mon ami Zongo / Refusa de bâillonner sa plume / Au Burkina Faso / Et Zongo est mort brûlé par le feu / Que justice soit faite pour l'amour de Dieu".


Norbert Zongo, directeur du journal "l'Indépendant", enquêtait sur la disparition d'un homme - le chauffeur du frère du chef de l'Etat -, qui aurait succombé à la torture dans les locaux de la garde présidentielle burkinabé. Aucun des six "sérieux suspects" du meurtre (tous membres de la garde présidentielle), signalés par une commission d'enquête indépendante, n'a été encore inculpé à ce sujet. Face à l'immobilisme des tribunaux burkinabé, l'appui moral et matériel d'Alpha Blondy est déterminant. "Il s'agit d'abord d'une affaire impunie, dans laquelle le frère du président est directement impliqué, et, grâce à la notoriété internationale d'Alpha, elle sera moins facilement enterrée", précise Robert Ménard, secrétaire général de Reporters Sans Frontières.

"Cette chanson, dont la cassette est déjà en vente au Burkina Faso et en divers pays du continent, garde vivante la mémoire de Norbert Zongo. Quand on sait le poids que la musique a en Afrique, une pareille initiative compte énormément. La première fois que j'ai vu Alpha en concert, c'était à Ouagadougou, au FESPACO 1999. Il a enflammé le stade. J'ignorais à quel point il était populaire. Nous espérons toucher un maximum de gens. Les anonymes, mais aussi des instances internationales comme l'Union européenne, qui octroie des subventions aux autorités de Ouagadougou et dont le règlement prévoit la suspension des accords en cas de violation des droits de l'homme. A travers le cas Zongo, nous dénonçons l'impunité. Ces quinze dernières années, environ 750 journalistes ont été tués. Dans plus de 95% des cas, les assassins n'ont même pas été recherchés".

Une chanson pour Reporters Sans Frontières

Les fonds récoltés permettront à RSF d'envoyer des avocats sur place, de porter assistance aux familles de journalistes emprisonnés, de payer les frais médicaux... "Alpha Blondy et Kone Dodo ont mobilisé l'ensemble de leur équipe", souligne Robert Ménard. "Comme eux, le label La Une Musique, Sony et la société Coex cèdent la totalité de leurs droits sur "Journalistes en Danger". Nous travaillons régulièrement avec des photographes, qui publient des magazines au profit de Reporters Sans Frontières. C'est la première fois que nous collaborons avec un musicien, célèbre de surcroît. Pour dire la vérité, nous craignions un peu, au départ, le côté star et tout ce qu'il y a autour. Finalement, nous sommes ravis. Nous avons découvert une vedette simple et profondément sensible aux problèmes sociaux. Un soir, nous sommes allés manger au maquis d'Alpha, à Abidjan. Nous avons beaucoup échangé. Puis, quand nous avons voulu rentrer, il est allé chercher sa voiture et nous a raccompagnés. Je fréquente beaucoup de gens dans le cadre de mon activité, et je peux vous garantir que c'est rare de voir une gentillesse comme celle-là".

Et bientôt Bercy

Enthousiasmés par l'expérience, les militants de RSF s'attellent actuellement à un projet de concert avec Radio France Internationale à l'occasion de la Fête de la Musique (21 juin 2000), pour le 15ème anniversaire de l'association. En ce qui concerne le disque, c'est bien parti. En France, on compte, au premier jour de la sortie commerciale, 21.000 pré-commandes par les disquaires pour le single "Journalistes en Danger (Démocrature)" et quasiment le double pour l'album "Elohim".

L'agent Jo Pando et les tourneurs Olivier Jouan et Michel Martigues s'activent déjà comme des abeilles à la préparation du concert-événement, programmé le 18 octobre prochain à Bercy. On nous a chuchoté à l'oreille qu'il y aura des invités et des surprises. Depuis son premier enregistrement en 1984 («Brigadier Sabari»), le monstre sacré du reggae africain a connu des hauts, et aussi des bas. Mais, chaque fois, il s'est redressé, refusant l'exil du désenchantement.

En ce nouveau millénaire, il nous revient avec un album superbe, une musique fraîche, une verve intacte. Et sa bouleversante voix de talibé, qui a gardé en elle les cicatrices de la vie autant que le soleil de l'espérance.