JAZZY RETRO

Trente-quatre ans après la séparation du plus novateur et célèbre des groupes de jazz vocal européen, la réédition des deux premiers disques des Double Six par RCA-Victor-BMG est accompagnée d'un spectaculaire inédit de plus de dix minutes, adaptation française de Walkin', due à la plume alerte de Mimi Perrin.

Un prodige inédit des Double Six

Trente-quatre ans après la séparation du plus novateur et célèbre des groupes de jazz vocal européen, la réédition des deux premiers disques des Double Six par RCA-Victor-BMG est accompagnée d'un spectaculaire inédit de plus de dix minutes, adaptation française de Walkin', due à la plume alerte de Mimi Perrin.

« C'délicat du bout d'la langue pour attaquer, dites, délions, délions, délions, délions, tiens dites quelle attaque. J'vais m'taper l'contre-ut! Il y est là, ça oui c'est merveilleux.» Ça, c'est une trompette, la trompette de Chet Baker dans Westwood Walk, devenu en français Histoire de baryton. Et la fameuse attaque de Charlie Parker et Miles Davis dans Scrapple from the Apple, c'est: «Pendant le temps qu'les gars n'sont pas là, pour parler prenons tout le temps qu'on pourra. Tant qu'on est là, toutes les deux, tenez, nous on parierait bien que nos malabars pintent au bar.»

Légendes du jazz et légendes de la chanson, les ahurissantes adaptations françaises de standards américains du jazz par les Double Six n'ont guère quitté les bacs des disquaires depuis presque quarante ans que le groupe a été créé par Mimi Perrin. Et depuis que, quatre albums et cinq ans plus tard, cette aventure unique s'est achevée, elle n'a jamais cessé de fasciner et d'enthousiasmer les amateurs de jazz.

Et, ces jours-ci, survient, avec la réédition en un CD des deux premiers disques du groupe (Les Double Six meet Quincy Jones et Les Double Six) une découverte historique: Un tour au bois, adaptation de Walkin' en dix minutes et trente-sept secondes!
Tour de force époustouflant dû à la plume de Mimi Perrin, Un tour au bois épouse à chaque syllabe, et en deux fois six voix, les arrangements instrumentaux du big band de Quincy Jones.

L'auteur et chanteuse explique: «Nous chantions les parties d'instruments. Comme, dans un big band, il y a en général quatre trompettes, quatre trombones et quatre sax, cela faisaient douze voix. Avec le re-recording, chaque chanteur chantait deux voix, qui représentaient deux instruments. Je faisais par exemple le premier alto et la troisième trompette.»

Mais pas question de scat, d'onomatopées ou de lalala: Mimi Perrin va écrire des kilomètres de textes qui épousent note par note les arrangements de disques de jazz. Son inspiration première? Les prodiges vocaux du trio de Lambert, Hendricks et Ross. «Mais ils chantaient en anglais. Jon Hendricks m'a dit qu'il se contentait de chercher une idée et d'écrire une syllabe sous chaque note: avec l'accent tonique, l'anglais swingue naturellement. Alors qu'en français...»
En français, il faut casser les mots, traquer l'allitération et l'assonance, jouer des vertus rythmiques de certaines consonnes. Dans la légendaire adaptation de A Night in Tunisia, Le Tapis volant, les voix du sextet explosent tout en P: «Pourquoi pas, pourquoi pas? Paraît, dîtes donc, qu'Ali Baba, peine perdue, n'peut plus porter de beaux pots».

C'est un travail de romain: outre le rythme et la dynamique phonétique de la langue, il faut trouver du sens aux textes. Et Mimi Perrin invente de petites histoires fantaisistes comme les délicieux Au temps des Indiens (Boo's Bloos) ou Au bout du fil (Meet Benny Bailey), avec des contraintes d'écriture qui évoquent souvent les jeux littéraires de l'Oulipo de Queneau et Perec.

Mimi Perrin va rassembler autour d'elle des chanteurs que la performance amuse, et que le jeu stimule: pour épouser toutes les tessitures des instruments à vent, il faut accomplir quelques prodiges, souvent même très drôles (comme Christiane Legrand reprenant le solo de flûte de Herbie Mann en piaulant d'une voix suraiguë: «D'puis qu'les indiens ils m'ont taillé la luette, moi j'peux plus parler»).

Et ce Tour au bois qui vient d'être publié pour la première fois, c'est un essai! Fin 1959, Mimi Perrin entend, avec l'adaptation de Walkin', prouver que son idée folle est fiable. Quatre garçons, deux filles dont Mimi, et une section rythmique vaillante (Kenny Clarke à la batterie, Pierre Michelot à la contrebasse, Art Simons au piano) développent une histoire habile qui reprend, outre les tutti du big band de Quincy Jones, les solos de Paul Chambers à la basse, Art Farmer à la trompette, Lucky Thompson au sax ténor, et ainsi de suite pendant plus de dix minutes d'un swing radieux. L'essai est tellement convaincant qu'il ne sera jamais utilisé par une maison de disque: «C'est un morceau trop long pour un 33-tours de l'époque et, de toute façon, quand il s'est agi de sortir un disque, nous avions suffisament de morceaux pour nous passer de Walkin'.»

Pathé Marconi signe très vite un contrat avec les Double Six et le premier album sort, à partir d'arrangements de Quincy Jones. Le succès va entrainer des changements de personnel dans les Double Six, par lesquels vont passer une douzaine de chanteurs différents, dont Eddy Louiss ou Bernard Lubat. Car le jeu de studio destiné au disque va aussi devenir une carrière à plein temps quand le sextet commence les tournées. «Bizarrement, ce sont les États-Unis qui se sont emballés le plus vite», se souvient Mimi Perrin: au référendum du prestigieux journal de jazz Downbeat, lecteurs et critiques classent les Double Six comme meilleur groupe vocal pendant plusieurs années de suite, ils sont réclamés partout. «Nous étions partis pour trois semaines au Canada, nous sommes restés trois mois.» Au Québec, c'est la folie: francophones et à la pointe de la mode jazz, les Double Six fascinent.

Lorsque, en 1965, des problèmes de santé contraignent Mimi Perrin à abandonner sa carrière de chanteuse, elle doit se résoudre à retrouver brièvement le métier pour lequel elle avait fait ses études: professeur d'anglais. Au bout de quelques années, une autre passion pour le texte la saisira: elle devient traductrice. Science-fiction, romans, elle pratique un peu tout, avant de devenir, en duo avec sa fille Isabelle, la traductrice attitrée de John Le Carré, dont elle achève ces jours-ci l'adaptation d'un septième roman. La littérature y a peut-être gagné, mais le jazz a assurément perdu une de ses sources les plus inventives de fantaisie et de swing.

Bertrand DICALE

Les Double Six BMG 74321643142