Les cordes de Texier

Après des pointures du jazz comme Charlie Parker, Stan Getz ou Joao Gilberto, Henri Texier avec l'Azur Quintet relève à son tour le défi d’un album jazz avec orchestre à cordes classique. Strings' spirit est donc une super production façon cinémascope, écrite par Henri Texier et orchestrée par Claude Barthélémy.

Nouvel opus du contrebassiste de jazz

Après des pointures du jazz comme Charlie Parker, Stan Getz ou Joao Gilberto, Henri Texier avec l'Azur Quintet relève à son tour le défi d’un album jazz avec orchestre à cordes classique. Strings' spirit est donc une super production façon cinémascope, écrite par Henri Texier et orchestrée par Claude Barthélémy.

Noires et blanches comme il se doit, les photos sont livrées avec le double album. Elles racontent à la façon du photographe Guy le Querrec, l'enregistrement des cordes au studio de l’orchestre de Bretagne à Rennes. Où comment 18 violons, 6 altos et 5 violoncelles accueillent pour la première de leur vie un quintet de jazz mené par un maître de contrebasse à la tradition orale, habitué à chanter ses compositions. Outre la bouille réjouie et non moins étonnée de Tony Rabeson, le batteur, un Glenn Ferris qui tue le temps comme sur un plateau de cinéma, un Boyan Zulfikarpasic toujours prêt au piano, c’est bien Claude Barthélémy que l’on voit les partitions à la main, orchestrant l’ensemble. Texier, fils et père compris !

Quelles étaient les conditions particulières à réunir pour pouvoir mettre en œuvre une telle entreprise ?
Il fallait que la maison de disques suive, que le groupe adhère au projet et surtout trouver quelqu’un en mesure d’écrire pour les cordes, ce qui n’est pas mon cas. Je ne suis pas capable de m’asseoir à ma table pour coucher sur le papier la musique ce que j’entends dans ma tête. Je suis quelqu’un de la tradition orale de la musique de jazz. Je me vois plutôt comme un mélodiste. Il fallait quelqu’un à la hauteur et c'est Claude Barthélémy. Nous sommes tous les deux autodidactes. Claude vient du rock, il est guitariste, puis ensuite, il est passé au jazz. Ensuite, il a été sollicité par le monde de la musique contemporaine pour diriger mille formations qui vont de la fanfare à l’orchestre symphonique, en passant par l’Orchestre National de Jazz, dont il reprend la direction ! Pour moi, c’est l’homme parfait car il est riche de ses expériences et n’a aucun formatage.

Quels sont les pièges qu’un musicien de jazz rencontre lorsqu’il réalise un projet avec des cordes ?
Le premier piège est de tomber dans la variété. Je n’ai rien contre elle mais on sort complètement du propos car si les cordes semblent très légères à l’audition, elles peuvent être extrêmement pesantes et "engluantes". On peut faire perdre son sens à la musique si on n'est pas vigilant. Le second, c’est de faire croire à une fausse fusion entre la musique classique et la musique de jazz. Et il y en a plein d’autres car les cordes peuvent être très dynamiques si le phrasé est approprié, mais elles peuvent aussi être extrêmement envahissantes et annihiler toute la dynamique musicale.

L’autre personnalité importante c’est Stéphane Sanderling, jeune chef talentueux de l’Orchestre de Bretagne.
L’idée, c’était de travailler avec un orchestre déjà constitué car réunir trente individualités, c’est mission impossible pour des raisons financières et de calendrier. D’autre part, nous voulions vraiment rencontrer des musiciens classiques, pas un orchestre de studio capable de tout faire Et puis c’est Etienne Tison, programmateur de la scène nationale de Quimper qui nous l’a suggéré. Ils ont accepté instantanément, l’Orchestre de Savoie était également intéressé... Finalement, c'est avec l’Orchestre de Bretagne que le Breton que je suis, a travaillé. Un petit clin d’œil à mes origines ! Ils ont réagi dès qu’ils ont reçu l’album, ça leur plait beaucoup, et d’ailleurs on rejoue avec eux à Rennes, au printemps prochain.

Strings spirit, ça veut dire en français "l’esprit des cordes", ça sonne bien !
L’esprit des cordes pour moi, ça participe de toutes les significations du mot "esprit" : l’écoute des cordes peut vous plonger dans un état d’esprit particulier sans connotation religieuse, dans une sensibilité particulière...

Vous incluez celles de votre contrebasse ?
Oui bien-sûr, mais je ne pense pas aux cordes de ma propre contrebasse, c’est l’ensemble du son, cette magie absolue qu'est l’audition d’un grand ensemble de cordes. Ce sont les cordes qui accompagnent Oum Kalsoum, ce sont les cordes frottées, ce sont les quatuors classiques, etc.

L’esprit des cordes, mode d’emploi.
Lorsque nous avons commencé à évoquer le projet précisément, avec Claude, nous avons décidé instantanément d’enregistrer en deux temps. L’idée était d’explorer les compositions avec l’Azur Quintet sans se retenir. Puis avec ce premier enregistrement, Claude a commencé à écrire les arrangements. Au départ, c’était un disque puis c’est devenu un double album parce que les compositions avaient besoin de temps pour s’exprimer. Nous sommes allés répéter à Rennes avec les musiciens classiques. Là, on jouait très doucement notamment avec la batterie. Puis Claude a dirigé l’enregistrement définitif de l’Azur Quintet au studio Label Bleu à Amiens. Il a vraiment donné des indications précises à tout le monde parce que c’est lui qui avait la vision définitive de la musique. Et c’est à partir de là qu’il a pu écrire la partition définitive des cordes. C’était très intéressant parce que jusqu’à la fin du mixage, on a pu improviser à partir du matériau des cordes.

Vous vous amusez une fois de plus à dédicacer vos morceaux !
Oui, comme vous le disiez, ce n'est pas la première fois. J’aime rendre hommage, à Art Taylor, un grand batteur disparu avec lequel j’ai joué lorsque j’étais jeune musicien, à Marcello Mastroianni, à Simone Signoret... En fait, je n’avais pas de concept particulier pour cet album, alors j’ai eu l’idée de rendre hommage à des gens avec qui je joue maintenant depuis dix ans. Ce sont des personnes qui m’ont énormément apporté, appris et soutenu et qui m’inspirent beaucoup. Voilà c’est un "Spécial dédicace"... Aux musiciens, mais aussi à Charles Caratini, notre ingénieur du son, sixième membre du quintette ! Y’a Big Fil (Philippe Tessier Ducros), une des trois clés de voûte du projet à qui on doit ce son exceptionnel.

Avec l’Azur Quintet, vous sillonnez le monde depuis dix ans. Vous comptabilisez plus de 250.000 albums vendus dont 50.000 hors de la France. Strings Spirit sort sur le marché international, dont le marché américain. En êtes-vous fier ?
Non ! Ce n'est pas plus important qu’ailleurs en fait ! Parce que l’Amérique, c’est le mythe américain, ce n'est pas le rêve américain ! Le respect de musiciens américains, je l’ai depuis longtemps. Depuis 1969, à 24 ans, lorsque je jouais avec Phil Woods au festival de Newport. A l’époque, c’était le festival le plus important au monde. Ensuite, aller y jouer, c’est quasiment impossible si vous ne vous y installez pas, et plus précisément, si vous ne vous fondez pas dans le moule américain et plus précisément new-yorkais, parce que le jazz, c’est New York, et puis c’est tout. J’y ai joué deux fois. Assez récemment avec Louis Sclavis et Aldo Romano, et une fois précédente, à l’invitation de Joe Lovano, au Village Vanguard. C’est très impressionnant d’y jouer et on a l’impression d’être non pas dans une chapelle mais dans une kiva comme chez les Indiens Hopi (pièces souterraines dans lesquelles on écoute les vibrations de la terre, ndlr), et c’est vrai qu’on ressent les vibrations très, très fortes. Tous les musiciens de cette histoire, ont joué là. Aux Etats-Unis, les autorités refusent systématiquement de subventionner les musiciens étrangers. Si ce n’est pas du protectionnisme, ça ?

Je trouve que cet album a une dimension cinématographique...
J’ai beaucoup écrit pour le cinéma, la télévision, la danse, la photographie, pour des happening avec des peintres, j’avais 18/20 ans, j’étais déjà dans cette histoire là. Le rapport à l’image, c’est quelque chose qui m’est familier. Ce qui est drôle lorsque vous prononcez le mot de cinéma, c’est que ça correspond à notre travail de studio. Nous avons réalisé cet album un peu comme un film de cinéma, c’est-à-dire que ça n’a rien à voir avec le théâtre ou le direct quand on joue en concert. Ça permet les travellings, les champs, contre champs...

Les gros-plan ?
Ah oui, il y a un gros plan saisissant dans notamment une composition qui s’appelle Sacrifice où Boyan Zulfikarpasic, le pianiste est en solo absolu, et vous avez l’impression d’avoir la tête dans le piano ! Moi, je n’avais jamais entendu le piano de Boyan comme ça. A d’autres moments, on a l’impression d’être assis à la place du batteur, où d’avoir l’oreille à deux centimètres de la contrebasse, et ça, c’est génial ! Et c’est intéressant, parce qu’en live, on est conditionné par le public, là pas du tout. La musique de cet album, vous ne pourrez jamais l’entendre dans une salle de concert, ça sera autre chose, forcément !

Henri Texier Strings' spirit (Label Bleu) 2002