Les racines de Ziskakan

Rimayer, le nouvel album du groupe réunionnais, mélange les influences indiennes au maloya traditionnel de La Réunion. Fidèle à sa culture créole, le chanteur-leader Gilbert Pounia attendait depuis longtemps l’occasion de revenir vers ses lointaines racines.

Le maloya au son indien

Rimayer, le nouvel album du groupe réunionnais, mélange les influences indiennes au maloya traditionnel de La Réunion. Fidèle à sa culture créole, le chanteur-leader Gilbert Pounia attendait depuis longtemps l’occasion de revenir vers ses lointaines racines.

Il en avait envie. Franchir les quelques milliers de kilomètres séparant La Réunion de la terre de ses ancêtres qui avaient fait le chemin inverse à l’époque où les coolies remplaçaient les esclaves affranchis. Mais Gilbert Pounia voulait que ce retour vers ses origines se fasse naturellement, à l’image de sa démarche artistique entamée il y a plus de vingt ans. «Je m’étais toujours dit que ce serait la musique qui m’emmènerait en Inde», explique-t-il.

Son vœux s’est réalisé avec l’album Rimayer, préparé à La Réunion, puis enregistré à Bombay. Il cherchait de nouvelles sonorités, il a trouvé celles d’instruments traditionnels comme le sarod, le shennai qu’il compare à la bombarde, ou encore la flûte de Rupark Kulkarnib, élève du célèbre musicien Hari Trasad-Chaorasia. L’aventure s’est même prolongée sur place par une mini-tournée passant entre autres par New Delhi et Ariboa, une ville située sur le Gange qui lui laisse des souvenirs impérissables : «En haut de la ville, il y a un temple sacré. Des millions de personnes viennent là une fois par an. La ville est envahie et ils vont en pèlerinage dans ce lieu. C’est un voyage qu’on ne peut pas oublier : tu montes dans la montagne en téléphérique, et tout en haut il y a le temple et de la musique partout. Et pas forcément de la musique sacrée ! c’est de la dance et toutes sortes de musiques mélangées, avec tous les gens qui mendient en ligne. On sent que tout le monde a envie de vivre. Même dans la plus grande misère, il y a toujours un sourire, une envie de communiquer, de communier avec les gens. Ce sont des images qui restent accrochées dans ma tête tout le temps».

Les bords du Golfe du Bengale d’où sont partis ses aïeux et la plupart des Indo-Réunionnais, il s’est promis de les découvrir lors d’un prochain voyage car, dans le puzzle de son histoire, il manque encore des morceaux. Le patrimoine culturel réunionnais provient des différentes communautés qui se sont installées sur l’île, qu’elles soient africaines, indiennes, bretonnes... Mais «la musique de Ziskakan n’est pas métisse», met en garde Gilbert Pounia. C’est sa façon de rappeler que les paradis d’aujourd’hui qui enchantent les touristes ont pendant des siècles ressemblé à l’enfer, que si les cultures enfin se mélangent, si le monde devient créole, cela ne se fait plus par le sang. «Il ne faut jamais oublier que le métissage est né de la souffrance. On n’est pas venu par les mêmes bateaux, on n’est pas venu dans les mêmes conditions», explique le chanteur réunionnais. Dans les champs de cotons de l’Alabama ou dans les plantations de canne à sucre des Mascareignes, le claquement du fouet a provoqué les mêmes blessures, fait naître les mêmes complaintes.

A La Réunion, le blues hérité de l’esclavage a pris le nom de maloya. Mais cette expression populaire que perpétue Ziskakan a été longtemps malmenée, maintenue de force dans l’ombre par les autorités locales qui préféraient la légèreté et le côté distrayant du sega, un autre style traditionnel très présent dans l’océan Indien.

Revendicatif et rassembleur, le maloya n’avait sa place ni sur les ondes des radios d’État, les seules à pouvoir émettre à l’époque, ni dans les lieux de concerts. Pour que l’île n’échappe pas à la domination métropolitaine, la culture comme la politique étaient mises sous surveillance. Gilbert Pounia se souvient des militants du Parti Communiste montant sur une table pour un meeting improvisé, des gendarmes arrivant en jeep pour disperser l’assemblée «comme tu disperses un paquet de poules», du curé traversant le village au volant de sa 2CV pour repérer les gens qui assistaient aux marches sur le feu et qu’il traitait de païens le dimanche suivant depuis sa chaire. L’histoire de La Réunion était l’histoire de France. Il fallait gommer, effacer autant que possible les particularismes locaux, dans tous les domaines.

Rien d’étonnant, donc, que Ziskakan ait fait de la défense du créole un de ses combats. «J’ai eu la chance de vivre avec des grands-parents qui étaient des conteurs. Le soir, pas de télé, pas de radio. Automatiquement, la chambre était envahie par tous les enfants, ils attendaient que la grand-mère quitte sa cuisine, entre dans la maison et fasse sa halte dans la chambre pour nous raconter une histoire. C’était un moment magique qui réunissait toute la famille. Ça fait partie de mon héritage et je n’avais pas envie de le perdre», raconte Gilbert Pounia. Pourtant, c’est en quittant son île pour Lyon, où il vient apprendre le métier d’éducateur au début des années 70, qu’il prend conscience de la richesse de sa culture. «Ça m’a réveillé, reconnaît-il, parce qu’à 19 ans, j’étais encore complètement aliéné, déculturé ou acculturé. La vision de la France pour moi était celle de la mère idéalisée». L’époque marque le réveil de la culture folk, le mouvement breton est en pleine ébullition, et cela donne des idées au Réunionnais.

De retour sur son île natale, il commence par dire des textes, avec la musique comme support. Dans tous les quartiers de l’île où il est amené à se rendre en tant qu’éducateur, il est à l’écoute, attentif à la parole, à la manière de causer, aux mots utilisés par certaines populations, certaines générations, à l’affût pour récupérer ces mots, ces contes et légendes et les inscrire quelque part. Il monte son groupe Ziskakan et, puisque le maloya n’a pas droit de cité dans les lieux officiels, se produit dans la cour des gens, avec des draps en toile de fond pour diffuser des diapos prêtées par le comité anti-apartheid. Aucune maison de disques ne veut l’enregistrer mais Gilbert contourne l’obstacle. Un matériel peu encombrant suffit, il faut trouver un endroit avec la meilleure réverbération. Une église, par exemple. Il les visite une à une et finit par trouver un prêtre qui accepte leur idée. En trois nuits, le premier album est terminé et sort en 1981. Leur public grossit rapidement, il devient impossible de leur refuser de jouer dans des salles appropriées. Les premiers concerts réunissent une foule record et le groupe diversifie ses activités. Il crée sa boutique, sa radio, sa maison d’édition littéraire, achète un quatre-pistes pour enregistrer d’autres artistes que personne ne voulait aider, comme Baster, une des formations réunionnaises les plus réputées actuellement.

A la fin des années 80, Gilbert et ses musiciens font leur premières apparitions en métropole qui leur donnent l’occasion de se faire repérer. En 1993, ils enregistrent Kaskanikola pour Island, la maison de disques qui fit la gloire de Bob Marley. L’album résume à lui seul l’expression world music : aux côtés des Réunionnais, on retrouve Baaba Maal et des percussionnistes sénégalais mais aussi des joueurs d’instruments du folklore français tels que la bombarde, la vielle à roue. Depuis Ti Mo, sorti l’an dernier, Gilbert Pounia est retourné à des formes plus traditionnelles mais pas pour autant passéistes. Il ne cherche pas à mettre le maloya et la culture de son île dans un musée, il veut les faire vivre. Sa démarche n’est pas celle d’un ethnomusicologue mais celle d’un poète musicien, doté d’une certaine conscience politique.

Bertrand Lavaine

Rimayer (Virgin/Créon Music)