Enfin un nouvel Higelin
Huit ans que Jacques Higelin n’avait pas mis les pieds en studio. Pour enregistrer Amor Doloroso, il s’est lové dans celui de Rodolphe Burger avec une joyeuse troupe de musiciens chevronnés. Frais et délicat, l’album mélange rock, swing, phrasé rap et complaintes au piano. Onze titres sur lesquels défile un Higelin multiple et insaisissable : grivois, insouciant, engagé, paternel, torturé, amoureux... Rencontre.
Depuis Paradis Païen en 1998, vous n’aviez pas sorti de disque. Pourquoi nous avoir fait attendre tout ce temps ?
Je me suis fait attendre aussi ! Mais j’en avais besoin. Pendant le spectacle Higelin enchante Trenet en 2005, j’ai énormément travaillé et écrit. Ça s’est ajouté à des textes ou des embryons de chansons qui dormaient chez moi depuis des années. J’ai un meuble qui croule sous les classeurs, les cahiers, les micro-cassettes sur lesquelles je fredonne les airs qui me viennent… Il fallait que je range ce fouillis. Dater les pages, écouter les bandes… Un boulot d’archiviste que j’étais seul à pouvoir faire pour décider si je faisais un bouquin ou des chansons.
Vous avez opté pour les chansons…
En fait, j’ai encore du tri à faire, il y en a trop ! Amor Doloroso est le fruit d’un premier travail. Pour cet album, j’avais environ 62 projets de chansons. Avant d’aller enregistrer, j’en ai retenu 20 parmi les plus abouties. Certaines avaient disparu momentanément de ma vie, puis j’y suis retourné par hasard, séduit à nouveau par l’air de celle-ci, la rythmique de celle-là… A l’arrivée, il n’en reste plus qu’onze, faute de temps. Onze titres amuse-gueule à tout ce qui va suivre. La tournée, sûrement d’autres disques, peut-être un bouquin si je prends le temps… Quoique en fait, je n’écris que pour chanter !
Donner une harmonie à des textes tantôt joyeux (L’hiver au lit à Liverpool), tantôt torturés (Amor Doloroso), tantôt hargneux (Crocodaïl) n’a pas été difficile ?
Avec les musiciens, on s’est attaqué gentiment à chacune. Travaillant les bases (voix et instruments) en premier. Ecoutant et testant ensuite les idées des uns et des autres. On pouvait aller dans plein de sens différents : Ici c’est l’enfer devait par exemple être un reggae ! C’est au feeling qu’on décidait quand la chanson sonnait bien. Le hasard a aussi joué un rôle, comme toujours... J’aime cette phrase de John Lennon qui dit : "La vie, c’est ce qui vous arrive quand vous êtes en train de faire autre chose". C’est ce mélange de feeling, de hasard et de liberté qui a donné à Amor Doloroso son harmonie.
L’enregistrement s’est déroulé cet été dans le studio de Rodolphe Burger, dans le Haut Rhin, entre rivière et montagnes… Le cadre idéal ?
Oui, complètement ! C’était à Saint-Marie aux Mines, dans une ancienne scierie qui appartenait aux grands-parents de Rodolphe. Il a installé son studio dans l’immense grenier pour y produire ses projets à lui (Kat Onoma) et d’autres (Jeanne Balibar). L’endroit est magique. Avec des poutres, un escalier qui grince, des instruments partout, des ordinateurs, des consoles, un coin cuisine… Tout ça dans la même pièce. C’était trop beau. On a enregistré et mixé l’album là-bas entre juin et août avec Dominique Mahut, Sarah Murcia, Olivier Daviaud, Arnaud Dieterlen… C’était assez intensif mais personne n’avait d’horloge dans la tête. On jouait l’après-midi, jusque tard dans la nuit. N’arrivant plus à aller nous coucher, trop joyeux d’être ensemble et passionnés par le goût de bien faire. On a beaucoup ri, bien mangé, discuté des heures… Tous amoureux les uns des autres et loin du show-biz !
Dans Crocodaïl ("On est de plus en plus de moins en moins con/cernés par les discours/ Plein d’astuce/ et de consensus /des engraisseurs de porc /qui nous sucent le cortex/ on est de plus en plus en/chaînés au rouage/ de la machine/ qui s’emballe/ nous entraînant vers le bas/ vers le chaos") qui est visé ?
Personne en particulier. Je pensais à la mafia, aux politiciens qui sont dangereux. Fourbes et puissants comme des crocodiles (heureusement, ils ne le sont pas tous !). J’écris toujours par image, par métaphore. Un peu comme Jean de la Fontaine qui imaginant des histoires d’animaux pour parler aux hommes.
Vous entamez une tournée début 2007. Comment allez vous retranscrire l’intimisme d’Amor Doloroso sur scène ?
Les versions ne seront pas aussi intimistes que sur le disque. Il se peut qu’elles prennent une couleur plus rock. Qu’elles soient mélangées à des titres inédits ou plus anciens. Jamais je n’ai joué sur scène exactement comme sur l’album, je ne vois pas l’intérêt. Autant chanter en play-back ! Quant à la forme, je ne sais pas du tout. On va répéter 15 jours en décembre, on verra à ce moment-là. Rien ne sera figé. J’aime la mise en scène quasi-instantanée. Quitte à embaucher des saltimbanques en direct : un technicien venu changer un jack, un pompier comme je l’avais fait au Casino de Paris en 1998… Un décorateur m’a dit un jour : "dans tes spectacles, c’est le public l’acteur principal". Il a raison. Chaque public est différent, chaque concert le sera aussi. C’est tout ce que je peux assurer !
Jacques Higelin Amor Doloroso (EMI) 2006
Au Bataclan du 6 au 10 mars 2007. En tournée dans toute la France à partir de janvier.