Tôt ou tard

Thomas Fersen, Vincent Delerm, Têtes Raides, Jeanne Cherhal, les Fabulous Trobadors, Lhasa  et tous les artistes du label Tôt ou Tard réunis pour un double CD de duos. Surprises et merveilles ...

Portrait de famille, portrait de plaisir

Thomas Fersen, Vincent Delerm, Têtes Raides, Jeanne Cherhal, les Fabulous Trobadors, Lhasa  et tous les artistes du label Tôt ou Tard réunis pour un double CD de duos. Surprises et merveilles ...

      On proclame souvent, çà et là, que Tôt ou Tard est le meilleur label de disques en France, en cherchant des correspondances dans d’autres temps et d’autres genres – la Tamla Motown, Blue Note – pour définir la cohérence et la puissance de l’écurie créée et dirigée par Vincent Frèrebeau. Evidemment, avec Thomas Fersen et Têtes Raides, puis Lhasa et Bumcello, puis Vincent Delerm et Jeanne Cherhal, il ne s’est pas passé deux ou trois ans, au cours de la dernière décennie, sans que Tôt ou Tard ne donne à découvrir de nouveaux artistes, ou ne redonne leur chance à des chanteurs qui étaient moins à l’aise ailleurs, comme Dick Annegarn, Mathieu Boogaerts ou JP Nataf ...

 

 Mais que certains des artistes du label avouent leur complicité ou leur amitié (quelques passages croisés en guest star ici ou là, sur disque ou sur scène), qu’il y ait une excellence commune à la plupart des productions du label, cela ne suffit pas à faire une famille. Pour célébrer les dix ans de Tôt ou Tard, l’équipe du label a osé une aventure curieuse : faire se rencontrer ses artistes autour de chansons neuves ou de reprises. C’est peut-être une évidence que d’entendre Mathieu Boogaerts et Vincent Delerm s’amuser de leurs réputations et des questions récurrentes des journalistes dans Na na na, ou Thomas Fersen et Jeanne Cherhal chanter en duo l’histoire charmante de Barmaid. Mais l’aventure est beaucoup plus inattendue lorsque les Fabulous Trobadors, les Têtes Raides et les Bombes 2 Bal s’unissent pour écrire et pour chanter une entraînante ritournelle mi-forro toulousain, mi-rock parigot, Méfie-toi, quelque part entre les danses sentencieuses des uns et l’âpreté textuelle des autres. Et la ferveur dansante de la rencontre entre les Fabulous Trobadors et Bumcello sur Le Coco anti-coke compte parmi les grands moments de la chanson dansante du moment.

Car les artistes Tôt ou Tard ne se sont pas contentés de revisiter quelques chansons en se retrouvant à mi-chemin de leurs univers respectifs, mais ont inventé des formes, des climats, des couleurs qui font sonner ces duos comme tout autre chose que des rencontres de circonstances : L’Echelle de Richter par Lhasa et Vincent Delerm, célébration élégiaque de l’amour, ou le très cultivé (et vieux de presque vingt-cinq ans) Dithyrambos de Dick Annegarn, qui gambade dans l’Antiquité grecque en compagnie de JP Nataf et Franck Monnet, par exemple, sont d’étonnants modèles de chansons revivifiées, retonifiées, rendues à une énergie généreuse et vertueuse à la fois. Quasiment fondatrice dans l’histoire de cet album, la reprise de Luna, que les Têtes Raides enregistrèrent avec pas mal d’âpreté sur l’album Les Oiseaux, il y a une dizaine d’années, et à qui JP Nataf, Jeanne Cherhal et Bastien Lallemant restituent des prodiges de douceur et de sentimentalité, transmuant la rage de l’original ("Une poule c’est con/Un jour c’est long/Un entrechat sur ta sépulture") en une blessure navrée.

 

    C’est par cette chanson que l’enregistrement du double album a commencé, avec Dominique Ledudal aux manettes du studio Garage, à Paris. Déjà artisan de beaucoup d’albums Tôt ou Tard, Ledudal a forgé le son de ce disque des disques, un son attentif aux petites variations d’humeur, aux nuances de jeu et d’interprétation des uns et des autres, quelque part entre l’atmosphère de post-pop rêveuse d’un JP Nataf et le pointillisme gourmand d’un Thomas Fersen. La seule rupture, que ce soit pour l’orage d’inventions de Bumcello ou les guitares de Bastien Lallemant, c’est la division de l’ouvrage : les titres rythmés, dansants, industrieux, pour le CD Plutôt tôt, les chansons posées, mélancoliques, douces, pour le CD Plutôt tard ­– une séparation en deux parties qui fait penser à quelques concept albums des années 70, comme l’Atlantic Crossing de Rod Stewart avec sa slow side et sa fast side.

Portrait de famille, le double-CD Tôt ou Tard englobe aussi un peu de la famille étendue : le Jamaïcain Stanley Beckford avec son classique Big Bamboo revisité en compagnie de Bumcello, la comédienne Agnès Jaoui qui annonce son disque de chansons cubaines avec un Fioricanto (une chanson de Lhasa) partagé avec JP Nataf, l’arrangeur et multi-instrumentiste Joseph Racaille venant poser son ukulele sur Escobar par Fersen et Nataf, Jacques Higelin (qui publia jadis l’album Paradis païen chez Tôt ou Tard) chantant sa Rousse au chocolat avec son admiratrice Jeanne Cherhal ... Au delà de la collection d’excellentes chansons par d’excellents artistes, un manifeste de plaisir et d’intelligence artistique.

Tôt ou tard, 2 CD (Tôt ou Tard) 2005