Sur les traces de Grapelli

Tous deux représentants de la grande tradition française des cordes, le violoniste Didier Lockwood et le guitariste Bireli Lagrene ont, tour à tour, rendu un hommage à leurs aînés disparus, Stéphane Grappelli et Django Reinhardt, lors du 42ème festival Jazz à Antibes-Juan les Pins le 22 juillet. Le public a été transporté. Rencontre avec le maestro du violon qui, comme Bireli Lagrene, se produira ce soir au 25ème festival Jazz In Marciac dans le Gers (France).

Lockwood joue à Juan et à Marciac

Tous deux représentants de la grande tradition française des cordes, le violoniste Didier Lockwood et le guitariste Bireli Lagrene ont, tour à tour, rendu un hommage à leurs aînés disparus, Stéphane Grappelli et Django Reinhardt, lors du 42ème festival Jazz à Antibes-Juan les Pins le 22 juillet. Le public a été transporté. Rencontre avec le maestro du violon qui, comme Bireli Lagrene, se produira ce soir au 25ème festival Jazz In Marciac dans le Gers (France).

Comment vous est venue l'envie de rendre hommage à Stéphane Grappelli, à travers le disque Tribute To Stéphane Grappelli, puis avec des concerts comme celui que vous avez donné au dernier Jazz à Juan ?
Didier Lockwood : Il y a plusieurs raisons. Quand quelqu'un de cher a disparu, c'est un moyen de le sentir encore plus en vous et autour de vous. Quand je me suis attelé à l'album Tribute To Stéphane Grappelli, il y a trois ans, il ne s'agissait pas, pour moi, de faire du Grappelli, mais de faire vivre son esprit. J'ai donc enregistré des morceaux qu'il aimait jouer, mais à ma façon, c'est-à-dire avec mes propres acquis. On peut percevoir, dans mon jeu, mes expériences avec les musiques actuelles.

Pourquoi, pour ce disque, avez-vous sollicité le guitariste Bireli Lagrene ?
Je savais d'avance que Bireli, étant débordé de projets, pourrait difficilement effectuer des tournées dans le cadre de mon groupe. Mais j'ai tenu à l'associer à l'enregistrement parce que son talent est un pur diamant. Il développe une écoute fantastique et une compréhension extrêmement rapide. En plus, il lui arrive de jouer du violon !

Vous avez connu Stéphane Grappelli, lorsque vous aviez environ dix-neuf ans ? Que vous a-t-il légué ?
Il m'a encouragé à faire la musique que j'aime, et non pas ce que l'industrie ou l'audimat souhaiterait m'entendre faire. Quand Stéphane s'est intéressé à moi, j'ai vu les portes s'ouvrir. Il m'a tout de suite pris sous son aile. Cela m'a donné confiance. Son aide a été précieuse. Au moment de notre rencontre, je venais d'un milieu plutôt rock fusion, de par mon expérience avec le groupe Magma, dans lequel je suis resté jusqu'en 1974. Je n'avais pas réellement abordé le jazz. Quand Stéphane m'a demandé de jouer avec lui, j'ai travaillé et découvert beaucoup de choses. Il m'a communiqué le sens du swing.
Comment définiriez-vous la notion de swing ?
C'est quand il est absent, et par conséquent qu'il manque, que l'on saisit particulièrement la nature du swing et son impérieuse nécessité. Le swing, c'est une souplesse, une félinité, une sensualité aussi, qui donnent à la musique son mouvement et son rythme justes. Stéphane incarnait le swing, tout en ayant un phrasé d'une incroyable netteté. L'autodidacte qu'il était a enrichi la grande tradition des cordes françaises en se démarquant constamment des clichés. Il jouait deux notes et on savait immédiatement que c'était lui. Il en était de même pour Django Reinhardt. Ce n'est pas pour rien qu'ils se sont reconnus. Ils sont deux piliers des cordes, non seulement en France, mais dans le monde entier. Lors de mes tournées, j'ai entendu les plus fameux musiciens de la planète se réclamer de l'un ou de l'autre, voire des deux.

De la même génération que Grappelli, mais moins connu du grand public, le violoniste Michel Warlop est décédé en 1947, presque dans l'oubli. Pourtant, il a largement contribué à la révolution française des cordes...
Exactement. Mon père, violoniste, écoutait souvent ses disques à la maison. Michel Warlop, qui a gagné le prix d'excellence du Conservatoire de Paris, a mis sa technique exceptionnelle au service du jazz dont il est tombé amoureux vers 1930. Je sais que Stéphane avait une profonde admiration pour lui.

Assez vite, vous avez été considéré comme le quatrième porte-flambeau du violon jazz français, après Michel Warlop, Stéphane Grappelli et Jean-Luc Ponty...
J'ai pris au sérieux cette responsabilité et suis parti aux Etats-Unis pour, en quelque sorte, "exporter" cette spécificité de chez nous Je dis volontiers que le violon jazz, c'est à l'instar de la cuisine, une de nos spécialités.

Quelle en est la raison, selon vous?
Il existe, dans l'Hexagone, une très grande école classique des cordes, notamment du violon, avec un enseignement de haut niveau. Stéphane Grappelli, par son charisme exceptionnel et sa popularité, a joué un rôle déterminant. Il a démocratisé le violon.

Puis Jean-Luc Ponty de quatorze ans votre aîné, a poursuivi l'avancée, avec l'électrisation de l'instrument. A-t-il eu une influence sur vous ?
Bien sûr. Dans l'école que j'ai fondée (le Centre de Musique Didier Lockwood, à Dammarie-les-Lys, ndlr), deux salles sont respectivement baptisées Stéphane Grappelli et Jean-Luc Ponty, en guise d'hommage. Jean-Luc m'a marqué d'abord à travers son disque avec Frank Zappa, au début des années soixante-dix. J'avais déjà envie de sortir du milieu classique que je trouvais trop guindé. Il m'a donné envie d'aller voir du côté du rock et du violon électrique. C'est lui qui a impulsé un nouveau souffle au violon, avec l'électricité et la mutation du son. J'avais quinze ans. Je me souviens des polémiques qui en ont résulté. Le violon devenait un instrument de voyou. Il s'est considérablement vulgarisé, dans le meilleur sens du terme.

Votre prestation et celle de Bireli Lagrene n'est-elle pas, également, une célébration de la mémoire de Babik Reinhardt, ami fidèle de Jazz à Juan, décédé il y a peu ?
Oui, Babik a eu un lourd fardeau à porter. Difficile d'être le fils d'un génie. Lors du précédent hommage à Grappelli que j'avais rendu à Juan-les-Pins en 1998, j'avais tenu à inviter Babik. Car, il est, symboliquement, ce qu'a représenté Django Reinhardt dans le parcours de Stéphane Grappelli. Il me touchait profondément. Après bien des épreuves de la vie, il avait réussi à se relever et à s'accrocher à l'amour de la musique que son père lui avait transmis. Sans copier ce dernier. Babik était à la fois un musicien instinctif et un excellent compositeur.

Alors que vous êtes fort occupé par vos activités artistiques, pourquoi avoir ouvert, en 2000, le Centre de Musique Didier Lockwood ?
Je suis convaincu qu'en transmettant mes connaissances, je continue d'apprendre. Cette école s'articule autour des cordes, même si les autres instruments y sont enseignés. J'espère en faire un établissement phare européen. En à peine deux ans, elle a acquis une notoriété internationale. Nous sommes obligés de refuser des demandes d'inscription. De prestigieux jazzmen américains sont venus y diriger des ateliers. Ils ont été surpris par la qualité de l'enseignement, le niveau des élèves et les moyens mis à leur disposition. Nos professeurs sont tous des musiciens en exercice. Certes, leur emploi du temps est de ce fait, pour la direction de l'école, plus difficile à gérer. Mais leur expérience sur le terrain, en plus des cours normalement dispensés, apportent beaucoup aux élèves. J'ai trop souvent vu, dans des écoles de musique, des professeurs dépourvus de tout lien avec la réalité de la scène. Selon moi, leur enseignement en souffrait. Pour en revenir à Stéphane qui m'a parrainé quand j'avais dix-neuf ans, il prenait le temps de me recevoir dans son appartement parisien et de me conseiller, de me montrer les "trucs" du métier. Ne serait-ce qu'une phrase comme : "Mon petit, il faut faire les choses sérieusement sans jamais se prendre au sérieux", on ne l'oublie pas. En fondant cette école, j'espère rendre aux plus jeunes le maximum du cadeau que m'a fait Stéphane Grappelli.

Propos recueillis par Fara C
CONCERT : Le 12 août, Bireli Lagrene et Didier Lockwood, au Festival Jazz In Marciac
Site du Centre de Musique Didier Lockwood : http://cmdl.free.fr