Redcar, le dernier avatar de Christine and the Queens : authentique ou en toc ?

RedCar, 2022. © Sotheby's Micha Patault

L'un ne va pas sans l'autre. Du spectacle au disque, Redcar, ex-Christine and the Queens, conçoit son art comme un projet total, un "opéra baroque en plusieurs actes". Dans les deux cas, la démesure est de rigueur. Et flirte avec l'artifice et le mauvais goût. De quoi, pourtant, bousculer certains codes… Irritant ou salutaire ?

Depuis son entrée fracassante et pailletée, il y a dix ans, dans le monde de la pop, celle qui fut Christine and the Queens, Héloïse Letissier dans le civil, brouille les pistes, rebat les cartes, joue les métamorphoses et ressurgit, en d'intrigants tours de passe-passe, sous de multiples identités... Après Chris, puis un furtif "Rahim", la voici renaître, tel le Phoenix, sous l'avatar "Redcar".

Nouveauté : l'artiste veut désormais qu'on "le genre au masculin". Un message véhiculé sur les réseaux sociaux, à grand renfort d'explications sur le binarisme sociétal, qui lui a valu des volées d'injures de la part de certains internautes. Dans ces modifications, son staff lui-même, un peu déboussolé, ne sait plus sur quel pied danser, trébuche sur le "elle" avant de se rattraper aux branches du "il", transmet comme il peut les desiderata de la star, drapée dans une sorte de mystère, dont elle seule semble connaître les lois.

Par exemple, pour avoir le privilège d'écouter son disque, Redcar les adorables étoiles, la presse devait, au préalable, assister à son spectacle — deux dates uniques à Paris, une à Londres. Car l'ensemble, disque et show, entre danse et musique, forme un "tout" cohérent.  Soit, selon ses mots, "le début d'un grand geste narratif baroque, le prologue d'un opéra en plusieurs actes..." D'accord. 

Nous voici donc assemblés, ce 9 novembre au soir, fans transis d'émotions et "happy few" de la presse musicale, devant le Cirque d'Hiver Bouglione, où scintillent pour l'occasion, au fronton, en lettres rouges, cet humble message : "Pop music is dead, long live theatre"

Avec une demi-heure de retard, malgré la promesse d'un show ponctuel, il apparaît sur scène en costume noir, une main gantée de rouge et une canne pour soutenir sa démarche claudicante, suite à une luxation du genou, qui a eu pour conséquence le report du spectacle, initialement prévu fin septembre.

Encadré de cinq complices masqués, cheveux gominés et carré long, il se dresse en Monsieur Loyal de son propre show — un "rituel de psycho-magie, dit-il, une création collective (...) pour ouvrir les portes du ciel". Tout un programme, donc, qui exige cette requête déjà formulée sur les réseaux sociaux : l'extinction totale de tous les téléphones portables pour vivre ce moment présent de beauté "sans filtre". L'idée paraît excellente, mais perd de sa substance, lorsqu'un caméraman omniprésent et un bras-robot gigantesque, doté d'une caméra, squattent la piste, du début à la fin du show, pour l'immortaliser. Sans filtre…vraiment ? 

Un parcours cathartique

Dans le décor de velours rouge et de chaleur boisée du Cirque d'Hiver, le spectacle démarre enfin. Éclairé.e de nombreuses lanternes, il/elle apparaît en robe de mariée, les mains liées, avant de se libérer, et de muter en Redcar, pantalon, képi et veste noirs recouvrant à peine deux tétons masqués d'une croix en sparadrap. Le décor ? Un chevalier rouge vif statufié, un autre en armure parsemée de fleurs, étalé au sol, une télévision, un "autel", chargé de vierges, de fanions, d'icônes, etc. Bref ! Une flopée de symboles… à peine téléphonés !

Car l'histoire, régulièrement ponctuée de prières aux anges, d'adresses aux puissances supérieures, de références au chamanisme, est celle d'une rédemption, d'une délivrance, d'un parcours cathartique. Redcar, seul en scène, silhouette gracile et nerveuse, au centre de l'arène, se fraie un chemin parmi ses tumultes intérieurs et ses questions de genre, tâche de renouer avec la vie après son terrible drame : la mort de sa mère, en 2019.

Éludons la question du son, ce soir-là, qui a transformé en bouillie inaudible ses paroles. Et concentrons-nous sur l'essentiel : pourquoi tant de démesure ? D'hyperboles ? De débauches et de stupre à foison, à l'instar de cette fontaine surgie du sol, au kitsch insensé ? Pourquoi tant de cris ? Et de premier degré ? La musique synthétique, inspirée des années 1980, façon Depeche Mode, se révèle parfois habile, habitée d'un groove efficace. Mais se remplit toujours trop vite d'un maelström de voix, de tempêtes, de déflagrations, qui ensevelissent sous un goût douteux et pompier, le charme initial.

De même, sa voix virtuose, agile dans les graves comme dans les aigus, finit par irriter par ses grands écarts incessants de tessiture, peu justifiés, ses envolées dans la violence, voire l'agressivité…À vouloir trop (bien) faire, à tout imposer en réel "control freak" dans son "spectacle total" entre poésie, chanson et blagues, Redcar apparaît au final scolaire, trop cérébral et finalement peu généreux.

Et c'est bien l'impression qui ressort aussi de son disque, bande-son exacte de ce spectacle, malgré son travail et son savoir-faire, conjugués au talent du producteur Mike Dean (Jay-Z, Kanye West, Snoop Dog, Rihanna…) : une sensation d'indigestion, de cyclones, qui noient l'essentiel. Restent quelques chansons bien troussées, plus à l'os et émouvantes — Rien dire ou My Birdman, par exemple. 

Une armure mal taillée

Heloïse la démiurge dit inventer ses personnages pour mieux se retrouver. Ici, pourtant, dans le spectacle comme dans l'album, c'est plutôt le sentiment d'une solitude intense, d'une quête toujours vive et amère, qui transparaît. Celle d'une personne déchirée, aux failles béantes sous les muscles et la puissance apparente, à l'armure de métal dorée, bien trop large pour ses épaules.

Loin de l'authenticité, Redcar se dissimule sous des tonnes d'artifices et sous le poids de son propre ego. En début de show, il affirmait : "Ils nous font croire que la poésie n'est plus importante…elle est toute ma vie." Bizarrement, cette assertion semble sincère. Mais, la poésie, n'est-ce pas justement ce qui est juste ? À l'équilibre ? Et surtout, est-elle compatible avec l'outrance et la vulgarité gratuite d'un godemichet rouge brandi en trophée ? La question reste posée…

Plus tard, il déclare : "Le magicien n'est rien sans celui qui accepte". Et il y avait de cela dans son spectacle d'illusionniste. Ceux qui ont accepté. Et les autres. Ceux qui ont adoré. Ceux qui ont détesté. Ceux qui restent pantois. Devant le Cirque d'Hiver, à la sortie, les débats allaient bon train. Et quoi que l'on en pense, avec sa manière de bouleverser les codes du spectacle, de réécrire les genres, Redcar bouscule, innove, ose et ne laisse personne indifférent… Pari réussi, donc, si l'on considère que l'audace et la réinvention permanente restent inhérentes à l'art. 

Christine and the Queens Redcar les adorables étoiles (Because) 2022

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