Gringe, émancipation introspective
Le complice d'Orelsan dans le groupe Casseurs Flowters et la série Bloqués aura attendu l'âge de 38 ans pour faire le grand saut et publier un décapant premier album en solo Enfant lune. Sombre, introspectif, riche en featurings et d'une authenticité désarmante. Nous avons rencontré Gringe à Marseille avant son passage au festival Avec le temps.
RFI Musique : Comment vivez-vous cette échappée solo sur scène ?
Gringe : C'est une autre manière de m'exprimer, d'occuper l'espace, de raconter mon histoire. Orel (Orelsan, ndlr) est un vrai confort quand tu es en scène. On a tellement d'automatismes et lui est une vraie machine. Là, j'ai DJ Pone avec moi qui est aussi une grosse machine de guerre et qui a repensé l'album pour la scène. Les concerts, là, c'est méchant, les gens viennent et chantent tout par cœur. C'est assez grisant comme sensation.
"J'ai passé la moitié de ma vie à errer", avouez-vous dans le titre d'ouverture Mémo. Vous vous découvrez enfin ?
On peut considérer ça comme une vraie plongée introspective. C'est un peu le relais du travail que j'ai pu faire avec ma psy pendant trois ans. À un moment donné, j'en ai eu marre d'y aller et cela coïncidait avec le début de la création de l'album. J'ai poursuivi moi-même ce travail analytique. Quand le fil rouge est apparu, j'y suis allé à fond. Je n'ai pas de filtre. En télé ou radio, ça m'a causé des problèmes ; dans la vie, j'ai perdu des potes avec ma grande gueule. Je suis trop impulsif, j'ai besoin que les choses soient transparentes. Comme il m'est impossible de me créer un avatar en musique, mon album ne pouvait pas être autrement que personnel et introspectif.
Pourquoi avez-vous attendu si longtemps ?
Il me manquait à la fois de l'envie, de la maturité, de l'expérience en studio, et même si je n'ai rien foutu toute ma vie, du temps aussi. C'est fou que plus on a de temps et moins on le met à profit de la meilleure manière qui soit. Les expériences vécues avec Casseurs Flowters m'ont permis de passer des paliers, d'emmagasiner suffisamment d'envie. Moi, l'éternel assisté, qui attendait que ses potes viennent le chercher pour tout et n'importe quoi, s'est mis à travailler pour la première fois de sa vie. Pendant deux ans, je suis devenu artisan de mon projet.
Avez-vous dû puiser dans vos profondeurs ?
C'était autistique au dernier degré. Ni personne ni la lumière du jour. J'étais changé en vampire (rires). C'est une gymnastique de l'esprit éprouvante parce que cela devient très vite obsessionnel. On ne réfléchit plus qu'en rimes, constructions de texte. Je ressasse des épisodes de ma vie en abordant des thèmes perso. Donc forcément, ça me brasse et je réactive des choses. Cela se répercute sur le physique, je mange mal, je fume énormément, je fais une petite nuit à l'hosto après un burn-out. L'idée totale de l'exercice de création me pompait tout. En même temps, il n'y a que comme ça qu'il est intéressant : ne pas rester en surface.
Ce disque, c'est une nouvelle carte d'identité ?
L'intro de l'album marque la transition de l'univers des Casseurs au mien. J'avais besoin de me réapproprier mon autonomie, de présenter aux gens qui j'étais. Ils m'ont découvert sur le canapé avec le bonnet, le jogging. On a cultivé cette image nihiliste, bêta, un peu provoc'. Je voulais me reconnecter, d'abord avec moi le premier, et ensuite emmener ceux que ça intéressait.
L'image du glandeur cynique vous colle-t-elle à la peau ?
La série Bloqués était totalement caricaturale pour le coup. Avec Orel, on était à un degré et demi chacun de réflexion. Les gens ne m'assimilent pas non plus à un "débilos". Mais d'un coup, il y a un grand écart avec ce projet solo et j'en perds quelques-uns en route. Ils se demandent où est le Casseur qui était provoc', parlait de cul au huitième degré. Je me suis rendu compte que j'en avais gagné aussi plein d'autres.
Vous consacrez un morceau à votre père, Pièces détachées. Ses absences et infidélités ont-elles eu un impact sur propres relations amoureuses ?
C'est typiquement de la reproduction de schéma. Quand je dis qu'il est le contre-exemple parfait et que je l'aime. Pourquoi je l'aime ? Parce que le manque fait que j'idéalise beaucoup la relation de l'enfant au père. Il y a la colère, l'incompréhension, la frustration. Donc inconsciemment, je m'installe dans une reproduction de schéma sur le plan amoureux qui est autodestructeur et je suis en fusion avec lui. Cette thématique-là, je la trouve assez nouvelle dans le rap, au même titre que Karma où je parle de mon rapport à la spiritualité et à la religion, de mon point de vue d'athée. Cet album est vraiment un laboratoire.
Comment a réagi votre père ?
Mal ! C'est dommage, j'aurais aimé qu'il le prenne comme une déclaration d'amour ou un appel de phare. La seule chose qu'il m'ait dite : "Merci pour le cadeau empoisonné ! J'ai des copains qui trouvent que tu n'y es pas allé avec le dos de la cuillère". C'est une manière pour lui de continuer à exercer une espèce de mauvaise influence sur moi. Je lui donne du grain à moudre. Du coup, j'ai fait le clip par-dessus pour bien le faire chier (rires).
Est-ce compliqué d'écrire un titre comme Scanner qui évoque la schizophrénie de votre frère ?
Il fallait trouver le juste milieu entre pudeur et transparence. Il était hors de question de le foutre à poil et que ce soit perçu par lui comme de la récupération. C'était lui la douane, le péage et donc à lui, de valider le morceau. Sa maladie, c'est une de mes grandes claques existentielles. Pendant deux ans, je ne veux pas la voir. Et puis, je cherche mon frère. Je suis violent et dur avec lui. Mes parents déménagent et je reste à Caen. Là-bas, je m'isole, me réfugie dans les drogues, il me faut anesthésier la tristesse et la douleur de sa maladie. À un moment donné, je fais face et je rencontre véritablement mon frère à 25-26 ans et je me mets à l'aimer très fort. J'ai tué l'absence d'empathie chez le grand-frère que j'étais.
Quand Orelsan vous pique dans La morale, vous le prenez comment ?
Il y a quand même une empathie chez moi – qu' Orel a peut-être moins – qui fait que je vais demander l'avis des gens avant. Je ne peux pas faire comme lui dans Épilogue où il règle ses comptes avec des potes en commun. Je trouve ça toujours difficile cette exposition quand en face, il n'y a pas droit de réponse possible. Je l'ai digéré depuis et c'est une belle déclaration d'amitié en même temps. Après moi, j'opte pour un autre mode opératoire.
Le cinéma est-il une alternative sérieuse ?
J'ai joué dans quatre longs-métrage depuis Comme c'est loin. Deux sont à venir. C'est un terrain de jeu qui me fait du bien. Je traque les expériences nouvelles dans ma vie, j'en ai besoin, car je m'ennuie très rapidement. Je suis fasciné par les comédiens depuis gamin. J'y vais juste à l'intuition dans le cinéma et on vient me chercher pour ça aussi, je pense. Mais comme le rap ne va durer éternellement, je vais m'y plonger en mettant toutes les billes de mon côté.
Ça vous ennuie la question de la possibilité d'un nouvel album de Casseurs Flowters ?
C'est soit ça ou celle de la nature de mes relations avec lui (rires). Je vais vous dire : je ne crois pas qu'on refera un album. En tout cas, pas en l'état. Orel a réussi à faire ce qu'il voulait : le braquage du siècle avec son dernier album. Donc il est bien à jamais, il va peut-être passer à autre chose et arrêter la musique, je ne sais pas. Moi, j'ai très envie de faire de la comédie. Quatre ans ensemble, c'est long. C'est un pote et un artiste incroyable, il a ma reconnaissance éternelle. Là, j'ai basculé dans quelque chose de très introspectif et je vais voir là où ça me mène.
Gringe Enfant lune (3e bureau / Wagram Music) 2019
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