2019, un été rapologique
Pour ceux qui auraient passé les derniers mois dans un vaisseau spatial, on rappelle que cette fois c’est sûr : le rap français a pris le contrôle des ventes et des streams. L’été 2019 est donc celui de la rime francophone, en mode rap zumba pour certains, ou hip hop orthodoxe pour les autres. Revue de quelques-uns des albums parus ces dernières semaines, avec Heuss L'enfoiré, Marwa Loud, Vegedream, Jul, Kekra, Chilla, LIM.
Son premier CD est paru depuis janvier, mais le single de Heuss L'Enfoiré est de ceux qui continuent à enflammer les dancefloors. Khapta featuring Sofiane (prononcer "Capta" selon Nikos Aliagas sur TF1, qui l’avait sélectionné dans son émission La Chanson de l’année) est un hit certifié, tube de l’été potentiel avec son gimmick "J’suis une moula, t’es une moula/J’suis en esprit, t’es en esprit". Drôle et doué, ce nouveau venu pourrait bien faire carrière.
Le succès de Marwa Loud
Retour surprise de celle qui affola les charts en 2018 avec son premier album Loud, c’est Marwa Loud qui propose My Life, second album qui fut précédé par une série de vidéos en mode "journal intime" sur YouTube. On retrouve sur ce disque léger et dansant le hit Oh La Folle ainsi que le duo avec le Marseillais Alonzo Amis & billets. La recette n’a guère changé et s’adresse plutôt à un jeune public, même si le titre My Life va un peu plus loin et raconte avec une certaine émotion "Une année compliquée, entre trahisons et blessures/ Une année combinée entre illusions et luxure". Eh oui, le succès ne s’accompagne pas forcément du bonheur…
Vegedream, lui, a créé la surprise avec un morceau simple et basique qui est devenu l’hymne de la Coupe du Monde gagnée par la France, Ramener la coupe à la maison. Après deux éditions de sa mixtape Marchand de sable, voici qu’arrive l’album Ategban, annoncé par le très efficace et auto-tuné duo avec Ninho, Elle est bonne sa mère. Twerk en club dans la vidéo et refrain ambiance reggaeton, ça sent les 30° à l’ombre sur les plages et dans les discothèques.
Pour ceux qui aiment les références, on rappelle que le sample de ce single est Vois sur ton chemin, la chanson du film Les Choristes, nouvelle preuve que le rap français n’a plus peur d’être dans le populaire. Damso, invité sur le titre Personne, se contente de chantonner le refrain, avec encore une fois une pique aux maisons de disques, comme sur son titre avec Nekfeu, Tricheur. On notera l’utilisation de rythmes afro (Lagoh) et la référence réglementaire au film culte Scarface (Tony Sossa).
Le stakhanoviste Jul
Le stakhanoviste du rap sudiste, Jul, sort son nouvel album, Rien 100 Rien, et même les fans avouent avoir du mal à suivre la cadence. Ainsi Amine Diouane, jeune musicien talentueux découvert sur les réseaux sociaux avec ses reprises au violon de classiques rap français (@amine_d1 sur Twitter), qui nous a avoué n’avoir pas eu le temps de finir d’assimiler les 40 morceaux de La Zone en personne (2018) et les 17 de l’Album Gratuit Volume 5 (mars 2019 !).
Il faut dire que ce 18e album riche de 23 titres explose le timing du CD (mais bon, qui, ayant moins de 30 ans, écoute encore des CDs, telle est la question), et invite quelques grosses têtes de l’actu rap. Ainsi Ninho sur Tel Me, Heuss L’Enfoiré sur GTA et Vald sur J’suis loin, ce qui a mis en transe quelques jeunes fans féminins du MC sarcastique sur l’air de "Oh non, pas Vald avec le Marseillais auto-tuné !", oubliant un peu vite que Valentin le rappeur n’a jamais hésité lui non plus à forcer sur l’Auto-tune.
Le clip de JCVD donne le ton, dans la lignée des 60 précédents singles : chicha au bord de la piscine, lyrics premier degré ("Tu veux de la bonne, le petit t’écrase deux Dolipranes/ Si dans le bus, tu déconnes, le petit reviendra armé en bécane") et un gimmick compréhensible de la maternelle jusque dans les halls : "Nanana, nanana".
Sur le même mode "comptine enfantine", mais avec plus d’émotion, Jul fait son Papaoutai (ou son Allo Maman Bobo, selon qu’on a 20 ou 50 ans) avec Papa Maman, aux vocaux trafiqués et au couplet unique, qui parlera aux enfants de couples qui se déchirent. On l’aura compris : Rien 100 Rien, avec sa superbe pochette signée Fifou, ne fera changer d’avis ni les fans du MC marseillais, ni ses détracteurs.
Kekra et Charles
Huit albums (en comptant les mixtapes Freebase vol. 1/2/3 et Vréel vol. 1/2/3) en quatre ans. S’il n’enlève toujours pas sa cagoule façon black bloc MC, Kekra ne lâche que rarement le micro. Ce rappeur qui partage son temps entre la France et la Thaïlande n’avait jamais partagé le micro avec un autre MC. C’est désormais chose faite avec le morceau qui donne son titre à l’album, Vréalité, produit par Kore et sur lequel Niska lâche un couplet, truffé de quelques mots clé dont son fameux "charo" et le plus récent "zoba", argot lingala désignant un idiot ("Vendeur de zipette, joue pas les zobas"), le tout dans une ambiance évidemment street ("On n’est pas là pour faire des études").
On notera la seconde référence de Kekra à Charles Aznavour dans le titre Aznavour ("Young Charles Aznavour, j’suis en bas de la tour"), qu’il avait déjà name-droppé dans la chanson Uzi en 2017 ("Dans une BM écoutant La Bohème d’Aznavour"). Une façon de s’affirmer comme un artiste populaire, et d’oser un parallèle audacieux entre celui qui chantait un temps que les moins de 20 ans ne pouvaient pas connaître et le rappeur de Courbevoie obsédé par les histoires de rue.
Enfin, histoire de poursuivre ce bref résumé des albums rap de l’été avec une kickeuse de première catégorie, on citera Chilla, dont l’album Mün montre son évolution et sa volonté de rester dans une certaine orthodoxie rapologique, avec des couplets finement ciselés et un certain goût de la performance.
Ainsi Bridget, chanson sur le conformisme et la peur de finir seule comme l’héroïne de la fameuse rom-com (comédie romantique pour ceux qui n’aiment pas les abréviations). "Notre image est le mirage de ce qu’on nous dicte", balance Chilla dans ce titre phare d’un disque solide, résolument féminin, mais qui évite à la fois les écueils de la "bitcherie" et ceux du machisme inversé. "Je ne suis ni la chienne ni la michto", lance Maréva (son vrai prénom) dans Am Stram Gram, produit comme la majorité de l’album par Fleetzy. Un duo avec Gromo, Ego, est le dialogue d’un couple séparé, autre signe que les relations homme/femme sont au cœur de ce disque ambitieux qui n’hésite pas à raconter des blessures personnelles, comme la perte de son père dans Tic Tac.
Enfin, on conclura ce survol des sorties rap français de l’été avec le retour de LIM après deux ans de silence discographique. L’album Renaissance est entièrement écrit, composé et réalisé par lui-même, sans featuring ni producteur à la mode, avec son style d’écorché vif.
On notera quelques titres surprenants, comme ce titre intitulé Viol qui égrène quelques terribles statistiques sur ce sujet douloureux, ainsi que Love, chanson d’amour dédiée à celle qui lui a fait changer de vie. Que les fans hardcore du MC désormais résident marseillais se rassurent, c’est de l’amour à la sauce LIM, et ses mots bruts accompagnent l’instrumental apaisé dès l’intro : "C’est simple, la première fois que je l’ai vue, j’étais totalement foncedé dans la street en train de m’embrouiller avec les condés". LIM ne change pas, et c’est aussi pour ça qu’on l’aime.
Heuss L'Enfoiré En esprit (Midi Midi Production/150 Prod/All Points/Believe) 2019
Marwa Loud My Life (Because music) 2019
Vegedream Ategban (Kensho) 2019
Jul Rien 100 Rien (D'Or et de Platine) 2019
Kekra Vréalité (Because) 2019
Chilla Mün (Millenium) 2019
LIM Renaissance (Lim) 2019