Rappeurs français sur grand écran
Si le cinéma et la musique ont depuis tout temps, tissé des liens étroits, il ne semblait pas évident que les rappeurs s'emparent du 7e art. Et pourtant, aujourd'hui, on compte de nombreux projets associant hip hop et cinéma. Revue de détail avec JoeyStarr, Nekfeu, Lomepal, Kery James, etc.
Tout a vraiment commencé avec JoeyStarr : la moitié de NTM est clairement le premier rappeur français à avoir franchi le Rubicon et à s’impliquer de façon sérieuse dans le monde du cinéma. Au-delà du rap, nombreux sont les artistes du monde de la musique qui ont tenté de transposer leur succès discographique sur grand écran, sans y réussir la plupart du temps (on se souvient des douloureuses expériences de Mylène Farmer avec le retentissant échec de Giorgino et des bides consécutifs de Madonna avec Shanghai Surprise et Who’s That Girl.
Avec le rap français, une musique très "visuelle" et aux thématiques souvent inspirées par le cinéma (on ne compte plus les références à Scarface ou à de nombreux autres films d’action ou de gangsters), le lien pouvait sembler évident. Pourtant, même JoeyStarr a dû prendre quelques années pour se mettre dans la peau d’un acteur authentique et a évité le piège du rappeur qui se prend pour un comédien. Car il ne suffit pas d’avoir une "gueule", et Joey l’a très bien compris. Il est d’ailleurs amusant de constater que dans sa déjà riche filmographie, il a été plusieurs fois flic (notamment dans Polisse et La Marque des Anges, avec Depardieu). Il incarne également un homosexuel dans L’Amour dure Trois Ans.
Kery James, lui, a été jusqu’au bout de son ambition en montant, avec la réalisatrice Leïla Sy, son projet Banlieusards, qui fut d’abord une chanson avant de devenir des années plus tard un film financé par Netflix. "Personne ne voulait financer notre scénario, le CNC n’en a pas voulu, on en a écrit de nombreuses versions pendant cinq ans", expliquait récemment Leïla Sy lors d’un colloque organisé à Marseille par la Trace Talents Academia. Une preuve de plus, s’il en fallait, que le financement du cinéma français n’est pas encore aussi ouvert qu’on pourrait le souhaiter à cet univers parallèle qu’est le rap et préfère le style intimiste, voire intello, du film d’auteur. Pour reprendre une formule ironique devenue célèbre : "Le cinéma américain, c’est Rencontres du troisième type, le cinéma français, c’est Trois types se rencontrent.
Doudou Masta, en haut de l'affiche
Et puis il y a ceux qui ont réussi leur reconversion, ainsi Doudou Masta, rappeur du collectif Boogotop et du groupe Timide & Sans Complexe dans les années 1990, devenu acteur à plein temps. Il était tout simplement excellent dans la série de Canal + La Commune en 2007, et on l’a vu depuis dans Case Départ, Les Kaïras de Franck Gastambide et la série TF1, Guépardes.
Nekfeu, leader de 1995, L’Entourage et S Crew, avait déclaré lors du festival de Cannes 2015 "envisager une carrière au cinéma". Et il l’a entamé avec un premier rôle face à la superstar Catherine Deneuve dans le film de Thierry Klifa Tout nous sépare, plutôt positivement accueilli par la critique, mais aux résultats commerciaux mitigés. On devrait le revoir en 2020, à nouveau en vedette, dans L’Échappée de Mathias Pardo, où il partage la vedette avec Joséphine Japy. Signe de son appétence pour le grand écran : Nekfeu a présenté son dernier album, Les Étoiles vagabondent, sous forme de documentaire diffusé dans les salles obscures, et a ainsi rassemblé 100 000 spectateurs français, avec diffusion simultanée en Belgique, Suisse, Maroc, Luxembourg et Canada lors d’une séance unique le 6 juin dernier.
Fianso, lui, a débuté au cinéma en 2014 dans le court-métrage d’Aliou Sow Terrremere, puis en 2018 dans Frères ennemis, honnête polar signé Oelhoffen, suivi la même année de sa participation au deuxième long-métrage de l’humoriste Kheiron. Mais c’est dans les six épisodes de la série Canal + Les Sauvages, conçue par Rebecca Zlotowski et Sabri Louatah, qu’il s’est vraiment imposé. Incarnant Nazir Nerrouche, un dangereux radicalisé, Sofiane Zermani est si convainquant qu’une photographe proche de lui nous déclarait récemment "ne plus le voir de la même façon après la série tant il était convaincant dans son rôle de méchant"!
Abd Al Malik ne s’est pas encore aventuré face à la caméra, mais derrière, puisqu’il a réalisé Qu’Allah Bénisse La France en 2014, une adaptation de son autobiographie sortie en 2007 chez Albin Michel. Il a préféré laisser son personnage à l’acteur professionnel Marc Zinga.
Lomepal, lui, s’intéresse à l’image, mais moins à la fiction : le documentaire de Christophe Charrier sur sa résidence en mai dernier au studio du regretté Zdar, 3 Jours À Motorbass, est une oeuvre intimiste qui suit le chanteur et ses trois musiciens dans la conception et l’enregistrement des versions acoustiques de plusieurs compositions tirées de ses albums Flip et Jeannine. L’ambiance minimaliste est en fait le résultat d’un travail minutieux sur l’image et contribue à donner aux titres de Lomepal une nouvelle jeunesse. Une heure diffusée sur Arte, une nouvelle vision intime de morceaux à mi-chemin entre rap et chanson réaliste à l’ancienne.
Un enjeu financier
Enfin, on ne saurait conclure sans évoquer la prochaine série de Franck Gastambide, Validé . Une dizaine d’épisodes (durée trente minutes) dont la diffusion est prévue vers mars 2020 sur Canal +, avec en vedettes les rappeurs Sam’s et Hatik (dans les deux rôles principaux) et Sabrina Ouazani. Guest stars certifiées de Validé : Rim K, Kool Shen, Ninho, Rémy, Fif de Booska P, Mac Tyer, Cut Killer, Busta Flex et Lacrim, tous jouant leur propre rôle, à la façon de la série hollywoodienne Entourage en mode rapologique.
Bref, on l’aura compris, les liaisons ne sont plus dangereuses entre l’image et le hip-hop, et la meilleure preuve cinématographique en est le succès tonitruant remporté par Les Misérables de Ladj Ly, membre du collectif Kourtrajmé. Les prévisions d’entrées approchent les 2 millions, avec déjà 560 000 entrées pour la première semaine. Si ce film n’a pas de rappeurs à son casting à l’exception d’un clin d’oeil à Oxmo Puccino et de la présence de quelques proches de PNL (dont le bad boy aux cheveux rouges Django Macha), sa vision de la banlieue et des rapports de force entre jeunes et forces de l’ordre n’en est pas moins remarquable. Inclus dans la short-list pour l’Oscar du meilleur film étranger, Les Misérables est en mesure de créer la surprise et de remporter le titre. Si c’est le cas, gageons que les financiers du cinéma français trouveront un nouvel intérêt pour cette "banlieue rap" qu’ils ont tant méprisé. Et une nouvelle fois, ce sera grâce à un détour par les USA.