Jul, stakhanoviste du son
Le rappeur marseillais Jul sort un nouvel album intitulé La machine, l'occasion pour nous de revenir sur le parcours peu ordinaire de ce stakhanoviste du son.
Le rap est devenu dans sa large majorité la musique de l’air du temps, avec des textes qui ne s’obligent plus à dénoncer les injustices mais simplement à distraire, faire danser, comme un retour aux sources du hip hop américain des années 1970, basé sur des rythmes disco funk.
En ce sens, quel meilleur représentant de ce style artistique que Julien Mari, alias Jul, 30 ans depuis janvier 2020, d’origine corse, né à Marseille, quartier Saint-Jean-du-Désert (d’où son surnom "Saint-Jean de la Puenta"), stakhanoviste du son empilant les Disques d’or et de platine ?
Avant de devenir le Marseillais le plus populaire de sa génération, Jul a été Juliano 135, un rappeur amateur qui a commencé dans la vie active sur les chantiers de son père et s’est payé un micro et quelques logiciels avec ses premiers salaires.
Son premier groupe est Ghetto Phénomène et sa première mixtape sort en 2007, sur son skyblog. Un label local, Liga One Industry, le repère en 2012 suite à ses incessantes productions dont il inonde le net, et lui donne sa première chance discographique l’année suivante.
Premier single
Les débuts commerciaux de Jul sont spectaculaires : son premier single Sors le cross volé, accompagné d’un clip qui cumule aujourd’hui 12 millions de vues, annonce la couleur. Le public découvre l’orthographe freestyle de Jul (dès les premières secondes de la vidéo s’inscrit la mention "Cross Voler") mais surtout son usage décomplexé de l’Auto-tune, son goût pour les tempos rapides et sa fluidité linguistique.
Il réussit à éviter la polémique qui aurait pu (qui aurait dû, diront les plus sévères) accompagner la très regrettable rime "Te déshabille pas, je vais te violer". Bref, les amateurs comprennent vite que Jul, c’est violent "comme voir un quad à Carrefour", et surtout vont s’apercevoir que ce coup d’essai n’est que le coup de départ d’une spectaculaire logorrhée rapologique.
Car c’est bien Jul qui donne le tempo du troisième millénaire pour cette nouvelle donne du rap avec une suite de singles, d’albums et de projets divers qui se succèdent à un rythme effréné. Près de 150 singles (soit plus de 20 par an en moyenne), 13 albums officiels plus 7 mixtapes ou albums gratuits, tel est le bilan provisoire de la discographie julienne, avec une recette immuable : une ligne de basse dynamique souvent proche du disco ou de la house, un flow basique très one shot qui ne s’embarrasse pas de subtilités lyricales ou linguistiques et des références musicales inattendues dans le rap : My World reprend l’instrumental du tube pour enfant Barbie Girl d’Aqua, son duo Moulaga avec Heuss L’Enfoiré utilise une mélodie d’Enrico Macias, Normal feat Alonzo s’inspire de la vieille scie d’Images Les Démons de minuit, Folie recycle Nuit de folie de Début de Soirée…
Non, décidément, Jul n’a pas peur d’utiliser des refrains et des mélodies (très) grand public. D’ailleurs, ne rappe-t-il pas "J’suis comme maman, des fois j’écoute Dalida" dans Italia, nouvel extrait de son dernier (double) album La Machine ?
Timidité médiatique
On pourrait être surpris de la largesse d’esprit du public rap face à de telles références. En d’autres temps, Benny B fut crucifié pour avoir rappé sur des tempos électro house (Mais vous êtes fou) et Yannick excommunié pour avoir repris un hit de Claude François avec Ces Soirées-là. Mais les temps ont changé, et qui plus est, Jul inspire une irrépressible sympathie, même à la plupart de ceux qui n’apprécient pas son goût pour la facilité musicale et sa surproduction discographique.
Jul est aussi bavard en musique qu’il est mutique en promo. Il ne donne que rarement des interviews et comme l’a rappelé le quotidien Libération (qui lui a couru après durant des semaines pour le rencontrer), plusieurs sujets sont considérés "off limit" : son père, le label Liga One Industry et ses diverses embrouilles judiciaires.
Pourtant Jul n’a jamais été dans le grand banditisme, tout juste affiche-t-il une sympathie pour le business illégal dans plusieurs de ses titres, à l’égal de la majorité des rappeurs français. La raison de cette timidité médiatique est à trouver dans la personnalité atypique de ce rappeur "différent" : quand un hater lui dit sur Twitter "Moi j’ai ta merde d’Auto-tune dans les oreilles fdp", Jul lui répond en direct et avec humour "O pire mange-moi le poiro". Du miel pour la "teamJul", ses supporters qui ont pour signe de ralliement le nom du rappeur écrit avec les dix doigts, annulaires et auriculaires baissés, les six autres levés, validé par Alain Juppé, Philippe Poutou et Benoit Hamon, qui s’y sont essayé pour d’amusantes photos.
Une team qui en a pour son argent quand elle va voir son héros en concert, Jul faisant partie de ces artistes urbains qui investissent dans une vraie mise en scène et un décor conséquent, là où d’autres la jouent à l’économie. Pas de carotte pour les fans, qui lui disent tous "mercé" (Merci en occitan version Marseille).
Son éloignement des médias est lui aussi symbolique de cette nouvelle ère du rap français, qui s’appuie sur les réseaux sociaux pour bâtir une carrière et se constituer une fan base. Pourquoi aller chez Ardisson ou Ruquier se faire humilier ou se voir rappeler son orthographe approximative alors qu’on peut parler directement avec les gens qui vous apprécient et s’abonnent à vos comptes ? "La question est vite répondue", comme dirait cet influenceur du net récemment devenu culte sur les réseaux. D’autant que le mépris pour Jul est palpable dans bon nombre de médias généralistes.
Rappeur atypique
Là où d’autres surjouent les attitudes gangster, Jul garde le sourire. Là où ses pairs s’habillent avec des marques haut de gamme, Jul s’affiche en survêt’, et il le revendique haut et fort : "Tous les jours en survêt’, fallait attendre le jour de l’an pour se mettre un jean" dans Le Temps passe, "Moi c’est Jul, tu me connais, je reste le même, sincère/ toujours le survêt’, les têtes cramées pour l’insert" dans La Haine et le fameux "Je suis dans le game en claquettes/ Dans le carré VIP en survêt’" dans Wesh alors.
Pour autant, Jul n’est pas un artiste lisse et sans squelettes dans son placard. En juin 2014, Laurent Bouneau, directeur de la programmation à Skyrock, annonce sur Twitter que Jul ne pourra pas participer à sa semaine Planète Rap annoncée, "pour des raisons personnelles". Avant même que les haters ne puissent lui reprocher sa marche arrière, un autre tweet suit peu après, cette fois émanant d’un site d’actualité : Karim Tir, manager de l’artiste, a été retrouvé criblé de balles dans sa voiture au petit matin, à Asnières. "Affecté par la nouvelle, Jul ne participera pas à l'émission Planète Rap la semaine prochaine sur Skyrock. Il devait y présenter son nouveau projet Lacrizeomic, prévu le 16 juin" écrit LCI.
La réalité de la rue dépasse la fiction des rimes, pourtant Jul n’a pas été tenté d’utiliser ce tragique fait divers dans ses textes. L’humilité de Jul n’est pas une posture. Qu’il s’agisse de ses lyrics ou de sa vie, tout montre qu’il n’y a pas de côté obscur avec lui, ni de double langage. "J’aime pas manger seul quand on est nombreux/ Du quartier je ne suis pas le nombril" dit-il dans Mauvaise journée.
Les paroles de Jul sont des épisodes de la vie quotidienne au quartier (C’est le son de la gratte), des récits d’amourettes et de séduction (Tchikita), des incitations à la fête (En place), des odes aux mamans (Oh Maman, Je m'en fous de ta nana) ou de simples chroniques de procrastination banlieusarde (Carnalito).
Sur le nouvel album La Machine, Jul s’offre un featuring avec les platinum kids Bigflo & Oli ainsi qu’avec la légende de l’underground des années 2000, Nessbeal, sans oublier les proches de la nouvelle génération marseillaise (Moubarak, Ghetto Phénomène, Kamikaz d’Arles) et quelques guests comme la rappeuse de Nanterre Doria, Jimmy Sax qu’on avait découvert sur le single Ibiza et l’Espagnol Morad.
Et rien dans les trente morceaux de ce nouvel opus ne fera changer d’avis la TeamJul (ni ses détracteurs, d’ailleurs) : la recette est la même, le premier degré est toujours l’alpha et l’oméga de cet artiste décidément impossible à haïr, Saint Jean de la Puenta, alias Julien Mari, alias Dj-dj-dj-Jul.
Jul La Machine (D'Or et de Platine ) 2020
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