La tornade Orelsan présente "Civilisation"
Entre critique sociale frontale, cynisme moins présent qu'à l'accoutumée et émois intimes, Orelsan frappe à nouveau très fort avec Civilisation, 4e album qui était déjà Disque d'or avant sa sortie. Admiration sans réserve devant cette écriture percutante et ces productions haute-couture. Une claque.
II y a un mois, surgissait Ne le montre jamais à personne, scotchante série-documentaire réalisée par son petit-frère Aurélien Contentin et affolant les compteurs sur la plate-forme Amazon Prime Video. Images d'archive précieuses glanées dès le début des années 2000 et qui témoignent d'une trajectoire du néant aux sommets. Une fascinante ascension que, d'ailleurs, bien malin aurait pu prédire.
Y découvrir un Aurélien d'abord veilleur de nuit dans un hôtel du centre-ville de Caen, roi de la glande, mauvais beatmaker. Y entendre ses parents dire : "On ne sait pas quoi faire de lui, il n'aime rien, il est mou". Rien n'est occulté : l'humiliation subie au cours d'une battle de rap organisée par Booba, l'incapacité à ouvrir le micro lors de sa première Boule noire à Paris. Ou, bien sûr, bannissements, pressions des politiques sur les festivals et colère des associations féministes à la suite de la polémique autour du titre Sale pute.
Orelsan est tombé sept fois, il s'est relevé huit. Mieux même, on peut parler à partir du Chant des sirènes, deuxième album sorti en 2011, d'une décennie triomphante. Chaque incursion, cinéma (Comment c'est loin) et télévision (Bloqué) compris, lui a permis d'asseoir son assise aussi bien auprès des masses que des critiques.
Six Victoires de la musique - record pour un rappeur - un tube mastodonte (Basique) dont les vues atteignent les neuf chiffres sur YouTube, une collaboration avec Stromae (La pluie), une bascule de la cote de sympathie, une capacité à surprendre et à se réinventer hors normes, un remplissage en salle dément. Incontournable déferlante sous couvert de panache.
Faut-il s'étonner, alors, qu'il ait déjà dépassé les 50 000 disques de Civilisation sur la seule foi des précommandes ? D'un raz-de-marée sur les tickets de sa prochaine tournée (les cinq Bercy-Accord Arena sont déjà complets) ? Et puis, il y a cette capacité chez lui à orchestrer la montée en puissance.
Quarante-huit heures seulement avant la publication cet album, Orelsan dégaine L'odeur de l'essence. Morceau coup de poing, politique, aux amarres définitivement larguées, comme on brûle les feux quand on roule sans permis. Photographie sans espoir et concessions d'une société à bout de souffle et promise au "crash". Reflet de l'époque donc, où il n'épargne pas non plus le trop-plein médiatique, dans la lignée de Suicide Social à la différence qu'Orelsan n'endosse pas ici la cap d'un personnage. "Les jeux sont faits/ Tous nos leaders ont échoué/Ils s'ront détruits par la bête qu'ils ont créée/Qu'est'-c qui nous gouverne ? La peur et l'anxiété". Plus loin : "Les gratteurs flirtent avec les extrêmes depuis qu'les mongols sont devenus des experts". Pas de refrain mais une progression hypnotique et une architecture sonore renouvelée.
Aussi dense et dantesque, Manifeste, l'autre brûlot. Une plongée suffocante de sept minutes à l'intérieur d'une manifestation, là encore dépourvue de refrain, à la narration et au pouvoir d'acuité impressionnants. A son pote Gringe, en introduction d'une sorte de buddy-movie au jeu de ping-pong jubilatoire (Casseurs Flowters Infiny), il glisse : "J'ai fait un album qui ne parle que de ma meuf et la société". Presque vrai. Ce qu'il ne précise pas, c'est qu'il joue avec des variétés d'angles, des intonations, des nuances, des reliefs, des éclats singuliers de punchlines. Et rappelle que la langue française peut rester un terrain de jeu vaste et stimulant.
Hormis l'attendue, et finalement assez anecdotique, association avec The Neptunes - groupe culte composé de Pharrell Willams et Hugo Chad - on a plongé dans Civilisation et on n'en est toujours pas ressorti. Le choc est verbal, les rimes agiles s'entrechoquent, allitérations et assonances rebondissent.
Du cynisme bien dosé (Du propre), de l'autodérision (Seul avec du monde autour), un zoom récapitulatif de carrière sur fond de piano mélancolique (Shonen), une exploration de l'enfance (La quête), le rapport à l'alcool (Bébéboa, au groove diablement dansant), un romantisme assumé (Athéna). Autant de portes d'entrée avec le même souffle créatif.
Tout en épaisseurs, en tensions, en ruptures et chemins non balisés, la production du fidèle complice Skread se révèle luxuriante, inventive, accrocheuse, généreuse. Ces deux-là se sont connus en école de commerce. Ils s'érigent désormais, chacun dans leur rôle respectif, en génie du rap français.
OrelSan Civilisation (Wagram) 2021