Victoires de la Musique : quand le rap aura-t-il vraiment sa place ?

Alors qu'il est le genre musical le plus écouté sur les plateformes de streaming, le rap est très peu représenté lors des Victoires de la Musique. © caesargfx

La cérémonie des Victoires de la Musique a lieu ce 11 février, lors d'une soirée organisée à la Seine musicale en région parisienne et retransmise à la télévision française. Quid du rap ? Comme d'habitude, ce genre musical, alors qu'il est le plus écouté sur les plateformes de streaming, est très peu représenté. On vous propose un palmarès alternatif, soit une série de Victoires qui auraient pu être attribuées à des rappeurs français.

Ah les Victoires de la Musique et le rap français… On pourrait écrire un livre sur les rapports mouvementés, voire parfois inexistants, entre cette vénérable institution et cette musique indomptée et rebelle devenue ces dernières années, après de multiples mutations, le style le plus populaire du pays.

Rappelons d’abord comment tout a commencé : il faut attendre 1999 pour que l’auguste institution invente une nouvelle catégorie que n’aurait pas renié Jacques Prévert, l’inventeur du fameux "inventaire", celle du "rap/groove".

Pourquoi pas ? Et les nominés furent : NTM pour leur quatrième et ultime album Suprême NTM, Ärsenik pour leur classique Quelques gouttes suffisent, MC Solaar pour son album éponyme, Stomy Bugsy pour Quelques balles de plus pour le calibre qu’il te faut… Et les Bretons bretonnants Manau pour leur déjà certifié Diamant Panique Celtique, dont le million d’exemplaires vendus a suffi au collège des votants pour les désigner gagnants.

Cela constitua une malédiction pour le duo Martial Tricoche/Cédric Soubiron, qui triomphait alors avec leur adaptation de La Jument de Michao de Tri Yann et du Tri Martolod popularisé par Alan Stivell, et qui eut comme première réaction à cette Victoire non désirée "On n’est pas dans la merde".

Gros décalage

Les vingt années suivantes confirmèrent avec une inquiétante constance le décalage entre les Victoires et ce genre musical. Pourtant, en 2000, le 113 gagne deux Victoires, celle du groupe révélation et de l’album "rap/reggae ou groove", avec du coup en passage clandestin le groupe Sinsemilia parmi les nominés. Qui sera de retour en 2001 et perdra à nouveau… Face cette fois à un artiste reggae, Pierpoljak. Nouvelle dénomination en 2002, "Rap/hip hop" (gagné par le Saïan Supa Crew), avec une catégorie "reggae/ragga" gagnée par Lord Kossity et une "R'n'b" où triomphe Matt Houston.

La suite ne va pas vous étonner, contrairement à ce qu’on dit sur internet : on passe en 2003 et 2004 à une catégorie "rap/hip-hop" et une "reggae/ragga/world" pour enchainer en 2005 sur "rap/hip hop/R'n'b", puis en 2006 "rap/ragga/hip hop/R'n'b".

2007 voit l’apparition du terme controversé "musiques urbaines", qui sera utilisé jusqu’en 2010. En 2011, on passe à "rap/musiques urbaines" avec une scission géographique, les catégories supposées "mineures" (dont le rap fait bien sûr partie, hélas) sont délocalisées à Lille pour une cérémonie à part, ce qui énervera beaucoup Booba, qui annonce ne plus vouloir se prêter à ce qu’il considère comme un apartheid discriminatoire pour son genre musical.

La catégorie urbaine disparaît définitivement en 2020, avec un nombre très réduit de catégories (neuf, plus une Victoire d’honneur à ce bon vieux Maxime Le Forestier), excluant de fait la quasi-totalité des artistes rap, à l’exception de PNL qui rafle la Victoire de la Création Audiovisuelle pour son clip hallucinant Au D.D..

Où est la diversité ?

Idem en 2021, et on en arrive à 2022, même configuration avec en bonus les "albums les plus streamés", masculins et féminins. Le collège des votants a évolué, une place a été faite à de nouveaux votants tandis que d’autres ont été écartés. Mais le problème demeure : avec un total de dix catégories, aucune place pour les musiques dites "ethniques" par exemple, sachant qu’un Danyèl Waro ou une Angélique Kidjo se trouvent en compétition frontale avec Julien Doré et Juliette Armanet, donc sans aucune chance d’être ne serait-ce que nominés.

Quant à la couleur des Victoires 2022, elle est définitivement pâle. Seule Aya Nakamura représente la couleur noire. Ironie de la sélection : on y trouve le chanteur Chien Noir et le groupe stéphanois Terrenoire.

En attendant, la place est libre pour les gros vendeurs, avec en grands favoris Orelsan et Clara Luciani. En espérant que dans le futur, des artistes comme Toumani Diabaté, Natacha Atlas, Ballaké Sissoko, Louise Jallu et tant d’autres aient, eux aussi, droit à la Victoire qu’ils méritent.

En attendant, on vous propose un palmarès alternatif, rapologique et bien sûr totalement subjectif du rap français de 2021. Et que vivent les Victoires, avec toujours plus de diversité.

Victoire d’Honneur : Booba
Une carrière spectaculaire, un artiste millionnaire et visionnaire qui fut parmi les premiers en France à comprendre le potentiel de l’Auto-tune, à utiliser le streaming et à vendre des chansons en NFT. Accessoirement l’auteur d’un des albums les plus iconiques du genre, Mauvais Œil, avec son groupe Lunatic.

Victoire Artiste Masculin : Damso
Avec QALF, le rappeur suspecté de machisme suite à quelques punchlines pré #MeToo se fait lover avec Deux toiles de mer et s’offre un duo avec Lous & The Yakusa sur Cœur en miettes. Belle renaissance.

Victoire Artiste Féminine : Keny Arkana  
Attendu depuis des lustres, son album Exode attendra encore un peu, mais Avant l’exode, mixtape de luxe, contient 12 chansons allant de la colère (On les emmerde) à l’émotion pure (Comme un aimant).

Victoire Meilleur Single : Lujipeka pour Poupée russe
Certains diront qu’il est le Nicola Sirkis du rap, mais ceux qui aiment Indochine feraient bien d’écouter Luj’. À peine Columbine dissous, il revient avec Montagnes russes, un album solo impeccable contenant un surprenant featuring (Cerrone sur On ira) et ce single superbe, Poupée russe, balade noire sur l’amour et la maladie mentale.

Victoire Meilleur Album : SCH Jvlivs II
Mafieux et lourd en punchlines, la suite très attendue de Jvlivs tient ses promesses et fait le grand écart entre la technique (Mannschaft avec Freeze Corleone) et le grand public (Mode Akimbo avec Jul).

Victoire du public : Jul
Le chouchou du Sud, attachant ou agaçant, c’est selon, mais il a réussi à réunir tout Marseille sur l’historique 13 Organisé et continue à régaler ses fans avec en moyenne un single par semaine.

Victoire Révélation : Laylow
Trinity en 2020 avait posé les bases, L’Étrange histoire de Mr. Anderson confirme le talent microphonique de Laylow, défenseur du format "album" avec ce projet concept aux invités de prestige (Damso, Nekfeu, Alpha Wann, Hamza) et aux rimes étourdissantes.

Victoire Meilleur duo : Sofiane/SCH American Airlines
Du rap brut, des flows furieux, des histoires mafieuses. Et en bonus un clip aussi astucieux que spectaculaire. Carton plein pour l’alliance 93/13, un duo produit par un trio (Therapy 2093, Mi8, T-Desco).

Victoire Meilleur rappeur technique : Freeze Corleone
Au-delà des polémiques, LMF a sans conteste été le choc de 2021 pour les amateurs de virtuosité et d’originalité. Entre provoc’ pure ("Chen Laden dans le complot comme Ben Laden" dans Freeze Raël) et formules percutantes ("J’arrive dans le rap jeu comme un vol détourné pour percuter vos tours" dans Tarkov), le Sénégalo-Pantinois écrase la concurrence.

Victoire Meilleure mixtape : Alpha Wann Don Dada Mixtape Vol. 1
Si certains croient encore que le terme "mixtape" désigne un sous-album, le Don de L’Entourage remet les pendules à l’heure avec cet exercice de style brillant où l’on croise aussi bien le Sevranais Kaaris que le Marseillais Veust.

Site officiel des Victoires de la Musique