Suspect 95 peut-il décrocher la couronne ?

Le rappeur ivoirien Suspect 95. © Universal Music Africa

L’artiste sort son premier album le 9 mai prochain. Société suspecte promet d’"introniser" le rappeur, nouveau roi du genre. Mais peut-il vraiment mettre échec et mat Didi B, le numéro 1 du rap game ?

"Bientôt, c’est mon 'Intronisation', le rap ivoire en pleine domination". Le 12 avril, un mois avant la sortie de son album, Suspect 95 publiait sur ses réseaux, une vidéo dans laquelle il révélait en musique la tracklist de son prochain album : Intronisation, Kpaflotage, Djessimidjeka (une reprise du tube de DJ Arafat ?) ou encore Douk Saga. Les deux derniers titres sonnent comme un éloge funèbre aux années fastes du coupé décalé (2000-2019). Le clip a été tourné dans une galerie où sont exposées les œuvres de jeunes peintres en vogue, dans une ville d’Abidjan en pleine effervescence culturelle.

La pirouette artistico-marketing est vite saluée par le "Syndicat", le nom donné à sa communauté de fans. Le rappeur, qui compte 1,2 million d’abonnés sur sa page Facebook, travaille depuis un an et demi sur ce premier opus. Sa sortie est tant attendue que ses fans exigent de faire du 9 mai un jour férié. C’est qu’elle revêt aussi un enjeu de taille : arracher la place de numéro 1 dans le rap game ivoirien, au moment où le genre musical domine tous les autres.

Un artiste complet

Suspect 95 a d’abord brillé sur scène. Il y a un an, "le président du Syndicat" mettait le feu au FEMUA, le Festival de musiques urbaines de référence en Côte d’Ivoire, décochant quelques pas de ndombolo dans un style unique : collier-gourmette, veste à paillette, pantalon pat’ d’éph' argenté. Avec sa silhouette élancée de basketteur, ses créoles aux deux oreilles, et sa coupe en brosse qui défie les lois de la géométrie, l’artiste de 27 ans a fait de son allure sa marque de reconnaissance.

Six mois plus tard, le rappeur de Cocody arborait une veste western et poches à cargo jaune moutarde dans le clip d’Intronisation, dans lequel il se décrit comme un "dresseur de tempête". Une tempête personnelle qui aurait pu le foudroyer : la mort de sa compagne à la fin de l’année 2020 dans des circonstances toujours inexpliquées.

Ce drame a laissé le chanteur hors des circuits du show-business pendant plusieurs mois. "Je suis passé par des moments compliqués. Il m’a fallu de la résilience pour revenir", avoue-t-il. Dans ma tête, le titre qui a signé son retour, décrit longuement sa "dépression", ses "pensées suicidaires" et la difficulté de surmonter la douleur "on est en Afrique, c’est compliqué / c’est con et tu as honte de l’expliquer".

Un mois avant la sortie de son album, c’est avec une casquette de la NFL vissée sur la tête jusqu’aux sourcils et dans un style passe-partout que Suspect 95 s’attable au Jardyland, et commande un mojito-passion. Le café-restaurant du quartier des II Plateaux à Abidjan est connu pour sa biche (céphalophe à flancs roux, ndrl) qui se balade entre les tables pour saluer les clients d’un coup de museau. "C’est la seule chose que je n’aime pas ici, rigole l’artiste, elle me regarde bizarrement". Posé et attentif, il s’exprime clairement de sa voix grave en s’accrochant de temps à autre à son pendentif : "C’est un symbole adinkra, le wawa aba, il marque la persévérance et la résilience chez les Akan".

Signe de sa popularité débordante, le rappeur, né à Yopougon mais qui a grandi à Cocody préfère la jouer profil bas. "De Blockhauss, j’ai déménagé à Angré, et puis encore plus loin en périphérie d’Abidjan, pour trouver le calme", confie-t-il.  

Un accent ivoirien et une grammaire nouchie

Dès ses débuts, Suspect se démarque avec sa voix rauque, ses punchlines grinçantes, son humour décalé et sa maitrise de la culture de rue ivoirienne. "Pour moi, le déclic est arrivé quand j'ai décidé d'assumer mon authenticité, c'est-à-dire assumer mon accent, assumer mon nouchi (argot né en Côte d’Ivoire), assumer les sonorités que j’aime dans les prods, des instruments africains. "'Enfant de Boss c’est boss' est le son qui m'a révélé".  Un titre dans lequel il se moque gentiment des "enfants de Cocody", la jeunesse dorée de Côte d’Ivoire, tout en concédant vouloir s’amuser comme eux. À moins qu’il ne soit lui-même un "enfant de boss" ?  Fils d’un colonel des Eaux et forêts et d’une professeure de SVT, il attire rapidement l’attention des professeurs et de ses camarades en raison de ses très bons résultats scolaires.

Né en 95, comme le suggère son blaze, Guy Ange Emmanuel à l’état civil fait ses armes au lycée classique de Cocody, aujourd’hui considéré comme le berceau du rap ivoire moderne. A la fin des années 2000, alors que le coupé décalé vit son âge d’or, de jeunes freestylers hip hop se donnent rendez-vous dans la cour de cet établissement tous les vendredis après-midi entre les palmiers et la piste d’athlétisme. "Tous ceux qui sont à la tête du mouvement aujourd’hui sont passés par le lycée classique, pas par l’école forcément, mais par les ronds de freestyle", explique-t-il. Parmi eux : une poignée d’adolescents qui deviendront les Kiff No Beat, le groupe dont est issu l’autre pilier du rap ivoire, Didi B.

15 ans plus tard, les deux hommes ont acquis le statut de "trésors nationaux" de la musique ivoirienne, selon la rappeuse Mama Kidzy. "Ils sont devenus emblématiques quand on parle de culture ivoirienne, ils ont réussi à porter le rap ivoire à un niveau qu’on n’attendait pas. Chacun fait du très bon travail", analyse-t-elle.

"Suspect 95 et Didi B, c’est notre duel Messi/Ronaldo à nous : on a tous notre avis sur qui est le meilleur, et c’est clair qu’ils sont en compétition", s’amuse Jean-Baptise Ouattara, rappeur amateur du quartier d’Abata à Abidjan. "C’est le public qui donne ses préférences, c’est le public qui choisit. Moi je fais ce que j’ai à faire, je suis ma route, voilà c’est tout.  On travaille pour faire briller le drapeau ivoirien, pour faire briller la musique ivoirienne", balaye Suspect 95, qui préfère parler de complémentarité plutôt que d’un combat de coqs.

 

Une rivalité naissante

Pourtant, lorsque le titre Société suspecte (feat. Youssoupha) qui figurera sur l’album éponyme, est publié au début de l’année sur Youtube, les fans ne peuvent pas s’empêcher d’y déceler une rivalité naissante entre les deux maestros, le premier sous contrat chez Def Jam Universal Music Africa et le second chez 92i Africa.

"C’est pas la maternelle ici / que chacun reste dans son coin / c’est pas la peine de me montrer vos dents". La première punchline du morceau, qui cumule déjà 2,4 millions de vues, est-elle une provocation ? Quelques mois plus tôt, Didi B connaissait un succès phénoménal avec Chéri Coco, devenu en quelques semaines un immanquable de la nuit abidjanaise. Ce titre, écrit avec son compère de Kiff No Beat Black K, reprend une comptine traditionnelle ivoirienne pour en faire un tube dansant. "Quand Suspect commence son titre phare par C’est pas la maternelle ici, il veut d’abord rappeler à Didi B que le rap doit être porteur d’un message", analyse Martial Signo, responsable digital chez Sony Music Africa.

Dans les locaux parisiens de Planète Rap sur Skyrock début mars, Didi B semble répondre à Suspect 95 : "Ils ont essayé le maïmouna, ça n'a pas marché, ils sont devenus lyricistes."

Le "maïmouna" est le nom donné à ce sous-genre du rap ivoire, mêlant sonorités traditionnelles, coupé décalé et rap qui s’est imposé dans les boîtes de nuit, au détriment de la pertinence des textes. Suspect 95, en essayant de sortir un titre avec JR la Melo aurait échoué dans ce domaine, avant de revenir dans les pas d’un rap plus formel. Avec son regard amusé, parfois critique, sur la société ivoirienne, Suspect a endossé le rôle du rappeur à texte, engagé, quand Didi B tient celui de l’enjailleur, technicien et flambeur.

"Ce qui est marrant avec cette histoire de rivalité, c’est que les fans se sont remis à faire de l’analyse de texte. Tous les lyrics sont décortiqués de A à Z. Pour moi c’est une émulation intéressante", note Luc-Roland Kouassi, journaliste culturel.

Cette distinction se creuse quand Suspect 95 décide de pousser le jeu de la technique et des textes, en créant un terrain d’expression commun à tous les rappeurs de la sous-région. D’abord, en sortant un remix de Société suspecte en invitant les rappeurs Tripa, Blaaz (Bénin) et Defty. Ensuite, en mettant en ligne, en libre accès, l’instrumental du morceau.

Le succès est immédiat : des centaines d’artistes s’emparent de cette "prod’" pour poser leur propre couplet, aux textes très engagés. "Dès qu'on a mis le premier lien, en 5 min il a crashé. J’ai vu venir ce qui s’est passé. Il y a tellement de bons rappeurs qui se sont révélés", se félicite Guy Ange Emmanuel.

Parmi eux, la rappeuse Mama Kidzy : "Je me suis reconnue dans le morceau, car c’est très rare de tomber sur ce genre de production. C’était du rap pur. Vu que je suis une puriste, je n’ai pas hésité". Le succès est tel que des politiciens se prêtent au jeu comme Israël Guebo, candidat à la mairie d’Abobo pour les municipales : "Cette année, nos voix feront échos, soit tu votes, soit tu voles.. haut en éclats".

Dans Société suspecte, Suspect 95 aborde aussi pour la première fois des sujets politiques, comme la fraude électorale ("3000 inscrits, 56000 votants. Les gars ne se cachent plus, où est passé le respect ?") ou la liberté d’expression ("Faut t'adapter ou bien tu la fermes, car la société est suspecte"). Mais du bout des lèvres.

 "Je considère Suspect 95 comme l'un des meilleurs, mais quand on parle de rappeur engagé, ça me fait toujours rire, engagé sur quoi ? On ne sait pas. Il ne veut pas se mouiller, ça reste donc commercial.", tacle Martial Signo. "C’est du rap engagé avec parcimonie", ironise le communicant de Sony Musique. 

Malgré son aura, le rappeur a aussi des détracteurs. Les féministes ivoiriens dénoncent régulièrement des paroles ou commentaires en ligne jugés sexistes. Le chanteur, sponsorisé par un opérateur téléphonique, a aussi été pointé du doigt récemment pour son silence alors qu’une vague d’indignation gagnait la société ivoirienne en raison de l’augmentation du prix des paquets de données mobiles.

Pas question néanmoins pour le rappeur de s’afficher avec des hommes politiques, comme les artistes en avaient pris l’habitude dans les années 2000. "C’est eux qui ont besoin de nous, et pas l’inverse" : un signe de plus de la "domination" du rap ivoire.

Suspect 95, Société suspecte (Def Jam Recordings Africa) 2023

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