Les Sages Poètes de la Rue, science du rap
Grands pionniers du hip hop technique des années 1990, les Sages Poètes de la Rue n’ont pas rappé leur dernier mot. Rencontre avec Zoxea, linguiste rapologique pour évoquer un moment de l'histoire du rap français, à la faveur de rééditions d'album.
Décidément, le 92 (le département français) est à l’honneur des temps-ci. Nicolas Rogès, journaliste et auteur de plusieurs ouvrages, vient de sortir Boulogne, une école du rap français (JC Lattès), qui rappelle l’importance capitale de "Boulbi" dans l’évolution du rap français. Au cœur de cette ville périphérique, un trio qui a marqué son époque : Zoxea, Mélopheelo et Dany Dan, les Sages Poètes de la Rue. Près de trente ans après la sortie du premier album Qu’est-ce qui fait marcher les sages, récemment réédité, et un quart de siècle après le crucial Jusqu’à l’amour qui ressort à la rentrée, Zoxea revient pour nous sur la genèse du groupe. Entretien avec une légende du rap d’ici.
RFI Musique : Comment ont commencé les Sages Po’ ?
Zoxea : En 1991, avec Melopheelo, on rappe entre nous, on fait la rencontre de Dany Dan et on s’appelle les Soul Pop Rock MCs, en référence aux Ultramagnetic MCs qu’on kiffait. Ça sonnait bien, et comme le nom était long, on nous appelait les SPR au quartier. En 1993, quand on est sollicités pour être sur les Cool Sessions de Jimmy Jay, il fallait trouver un nom qui nous représente. On a gardé les initiales, ça a donné Sages Poètes de la Rue.
Votre premier album sort en 1995…
80% de Qu’est-ce qui fait marcher les sages, on le jouait déjà en concert. On tournait pas mal sur des scènes de quartier, certains titres avaient déjà un petit succès. On a commencé à parler de nous sur Radio Nova. Dee Nasty avait passé notre maquette dans le Deenastyle, une des dernières émissions. On voulait mettre Boulogne sur la carte du rap français, il y avait les NTM dans le 93, Paris et Marseille, mais pas encore le 92. Il y avait eu les New Generation MCs avant, c’est tout. On avait tourné avec MC Solaar, on était sur le remix d’Obsolète. Il y avait une attente quand le disque est sorti. On avait un showcase à la Fnac. On revenait d’une tournée en Suisse et on nous a appelés dans la voiture, à moins d’une heure de notre arrivée, nous disant que ça allait être le feu, que c’était blindé !
Jusqu’à l’amour sort trois ans après. C’était un album spécial pour vous ?
On était super actifs, on bossait tous les jours. On s’est pris la tête sur cet album, pochette, mix, tout. On aime bien parler de science, comme si on était dans un laboratoire. Et sur Jusqu’à l’amour, il y a beaucoup de science. De mon souvenir, il n’a pas eu de succès. C’était un double album. On s’est fait plaisir, ça n’était pas dans les normes de l’époque, mais peu importe pour nous. Il y a eu des titres comme On inonde les ondes qui est passé sur NRJ, ce qui était archi rare à l’époque, il a fait ses 70.000 ventes.
Il y avait un morceau au son surprenant, J’rap pour les minots…
C’est moi qui l’ai composé. Je voulais mettre des sonorités techno. Ça n’a pas été trop remarqué, mais peu importe. Après, il y a eu pas mal de sonorités du genre employées dans le rap français.
La suite après l’album ?
On avait la vision des albums solos, ça faisait partie du plan. Le but était de ramener la science individuellement, mais sans oublier le groupe, qu’on voulait faire revenir. Moi, j’ai travaillé avec Busta Flex sur son album en 1998, j’ai produit J’fais mon job à plein temps et 1 pour la basse, il y a le freestyle où j’apparais avec NTM. Mon solo À mon tour d’briller sort en février 1999, et pour la promo de l’album et du single La ruée vers le roro, Warner avait envoyé aux médias une grande boite à cirage en bois avec le CD dedans. C’était l’époque où il y avait de l’argent dans les maisons de disques ! Le troisième Sages Po’, Après l’orage, sort en juin 2002. Il devait marquer la consécration du groupe, mais le succès a été mitigé. On n’a pas obtenu le soutien des radios mainstream. On a tourné au Canada, en France aussi. On a donné beaucoup de concerts, mais les ventes étaient en dessous de nos attentes. Après, on a sorti nos projets Trésors enfouis. On avait beaucoup de titres inédits. L’album Art contemporain est sorti en 2017, sans rythmiques. Ça semblait un peu farfelu, mais l’idée, c’était de ne pas avoir de batterie sur tout un album. Certains artistes l’ont fait comme Common ou John Legend, mais sur un ou deux titres. Là, c’était sur tout le disque, quitte à désorienter les fans. Le titre de l’album montrait que l'on voulait aller dans d’autres sphères.
Vous avez participé à la tournée L’âge d’or du rap français. Nostalgique ?
On représente une époque, c’est la vérité. En tout cas, on représente la musique qu’un certain public aimait, et qui ne se retrouve pas dans la musique d’aujourd’hui. Cette tournée, c’était l’occasion de faire de la scène, voir du monde, c’est ce qu’on aime. En ce moment, on mise sur le back catalogue avec Diggers Factory. On a lancé les précommandes de Jusqu’à l’amour, ça va arriver en septembre, avec des pochettes différentes. Les Sages Po’ sont sur les réseaux sociaux. Il y a des jeunes qui nous écoutent. On est étonnés. On a la chance d’avoir pas mal d’artistes de la nouvelle génération qui nous citent dans leurs textes. Mehdi Maïzi (journaliste et spécialiste du rap, NDLR) est notre ambassadeur, ça joue aussi !
Vous avez songé à arrêter, comme Salif ?
Ah moi, arrêter, je ne peux pas. C’est une musique que j’aime, je suis ce qui sort aujourd’hui. Je ne suis pas devenu hermétique comme certains qui n’écoutent que ce qui se faisait à l’époque et basta. J’ai 48 ans et j’ai écrit un texte qui s’appelle 60 piges. Donc, je ne peux pas m’arrêter avant ! Je regardais l’autre jour un documentaire sur Kool Shen, il parlait de sa vie maintenant, du poker, du cinéma, et c’était très émouvant parce qu’il disait que pour la première fois, il n’écrivait plus. Bruno, c’est mon frère et l’entendre dire ça, ça m’a fait quelque chose.
Depuis les années 1990, il y a eu un gros changement de mentalité dans le rap français, que ce soit sur les thèmes ou la technique…
C’est à l’image de la société, les choses graves de l’époque se sont banalisées. Et les gens sont moins pointilleux. Tout va super vite, on fait un morceau et on passe à un autre. On va plus s’ambiancer qu’essayer de faire bouger les choses. Nous, dans notre naïveté, on voulait changer les mentalités. Quand on était jeunes, on ne pouvait pas sortir comme ça dans les rues, il y avait les skinheads, c’était une autre époque et on prenait ça au sérieux.
Les Sages Poètes de la Rue Qu’est-ce qui fait marcher les sages et Jusqu’à l’amour (Diggers Factory) 2023
Boulogne, une école du rap français de Nicolas Rogès (JC Lattès) 2023.