Sinsemilia, reggae à la française
"Neuf ans qu'on n'aura pas vu passer, entre les tournées, les enregistrements et la vie qui file, certains des gamins d'hier sont devenus pères, c'est clair la vie s'écoule… (plus vite que les bornes sur le compteur de notre bus). Neuf ans où on aura tout donné, par passion, par amour, pour éviter les regrets. Neuf ans et on est encore là, prêt à donner tout c'qu'on a !" Ces quelques lignes sur le livret de l'album Tout C'Qu'On A ressemblent bien à Sinsemilia et confirment que le succès obtenu avec Résistances n'a pas eu raison de la simplicité de ce groupe de reggae français qui reste lui même et ne joue pas à ressembler aux Jamaïcains.
Le point fort de ces dix Grenoblois n'est pas seulement la musique, c'est aussi leur attitude, leur chaleur humaine. Ils privilégient le contact avec le public, savent communiquer avec lui sans le prendre de haut, s'adressant comme on parle à un ami, et du coup chaque spectateur à l'impression d'avoir un lien personnel avec cette "famille" de copains, ensemble depuis presque une décennie. On achète les T-Shirts Sinsémilia, les casquettes et même les boîtes à bonbons que chacun est libre de détourner à d'autres fins… Juste avant de se lancer dans une longue tournée européenne qui durera jusqu'à la fin de l'automne, les " Sinsé " n'ont pas résisté à la tentation de venir présenter leur nouvel album à Paris lors d'un concert donné à guichets fermés. Tout C'Qu'On A est sans conteste le plus abouti de leurs trois disques. Mieux produit, mieux mixé, il est aussi beaucoup plus riche musicalement. Sinsémilia garde son identité artistique et ne pouvait pas mieux défendre sa vision du reggae comme le revendique Ce Style : "appelle ça comme tu veux, classifie ça où tu veux (…) Ce style, c'est notre style, du pur Sinsémilia." Rencontre avec Mike et Fafa, respectivement chanteur-guitariste et trompettiste du groupe.
Une chanson comme Ce Style ressemble à une véritable mise au point. C'est pour arrêter de répondre aux questions des journalistes qui vous demandent si vous faites du reggae ou autre chose ?
Mike : Il y a un peu de ça. C'est pour ne pas y répondre et pour dire que globalement on s'en fout. Les gens qui viennent nous dire qu'on ne fait pas du reggae et qui pensent nous blesser, ils n'y arrivent pas tant que ça. On a la conviction de faire du reggae, mais du reggae comme on le ressent.
Qu'est-ce que vous pensez du reggae français qui est en plein essor ?
Mike : Tant qu'à faire, on préfère voir avancer le reggae ou en tout cas des musiques vivantes jouées par des musiciens plutôt que de la dance. Et ça fait plaisir aussi : il y a dix ans on passait pour des purs bouseux et aujourd'hui, c'est moins le cas. Si tu nous demandes notre avis sur la scène reggae française, il y a des choses qu'on aime et d'autres moins.
Dans la chanson Histoire de Ganja, vous tenez un discours assez modéré sur l'usage du cannabis. Pourquoi vous appelez-vous alors Sinsémilia ?
Mike : Le nom du groupe a été choisi quand on avait seize ans. La sinsémilia, on aimait énormément ça, ce qui est d'ailleurs plus ou moins toujours vrai, et on écoutait beaucoup un album qui s'appelle "Sinsémilia". Á ce moment là, c'était complètement aberrant d'entrevoir qu'éventuellement un jour il y aurait une carrière. On ne s'est même pas posé la question de savoir si c'était une bonne idée de s'afficher avec ce nom. Le mot était joli et on s'y est accroché.
Ce morceau est-il lui aussi une mise au point ?
Mike : C'est l'histoire de dix ou quinze ans pendant lesquels ça tournait un peu à gauche et à droite, et cette histoire nous permet de montrer qu'on connaît quand même le sujet et qu'on peut se permettre de donner une opinion. Pour moi, dans l'album, c'est un des textes les moins importants.
Un album presque entièrement en français cette fois-ci…
Mike : J'ai pris beaucoup de plaisir à écrire les textes ce coup-ci, à prendre le temps, à gamberger vraiment, à faire attention. Ça, je ne pouvais le faire qu'en français, avec une langue que je maîtrise réellement.
Au début, tu n'arrivais pas à écrire en français ?
Mike : Au début, il y avait plein de choses qui faisaient que je n'y arrivais pas. Pas de repères. Aujourd'hui, du reggae en langue française, on en entend un peu plus souvent. Il y a dix ans, sorti d'Alpha Blondy, il n'y avait pas grand chose et tout ce qu'on écoutait était anglophone. Il y a donc une question de repères et une énorme histoire de confiance et d'identité. Á dix-huit ans, quand tu écris un texte et que tu n'es pas sûr de toi, c'est vachement plus facile de se retrancher derrière une langue étrangère. Après, tu as plus envie de t'assumer et tu utilises ta langue.
Fafa, tu avais écrit J'Préfère Cent Fois dans le précédent album, cette fois tu récidives avec Jeu d'Enfant. C'est une chanson qui mêle les réflexions naïves d'un enfant et celle d'un adulte. Comment l'as-tu construite ?
Fafa : Il y a des couplets qui viennent d'un enfant, et les refrains qui viennent d'un adulte. Ce que constate l'enfant amène la réflexion de l'adulte, et pas l'inverse. En fait, en tant qu'adulte, on a toujours la prétention d'avoir tout à apprendre aux enfants, d'avoir toutes les leçons à donner. Ce morceau essaie de faire ressentir le fait que dans une réflexion naïve d'enfant, il y a souvent beaucoup plus d'intelligence que dans les principes et les morales d'adultes. Le morceau veut juste dire ça : les adultes ont énormément à réapprendre auprès des enfants alors qu'au contraire on casse cette naïveté dans la tête des enfants et on en fait des adultes au sens auquel on l'entend, nous. La sagesse n'est pas forcément chez l'adulte qui croit savoir. C'est la naïveté de l'enfant qui permet à l'adulte de prendre conscience de ce qu'est la vie réellement. Si on prend le temps de regarder les enfants, on comprend énormément de choses toutes simples qu'on a oublié depuis longtemps.
Mike, tu as écris tous les morceaux sauf un, et vous êtes deux à les interpréter : Riké et toi. Quand tu écris, maintenant que tu as l'habitude, est-ce que tu imagines dès le départ pour qui est le texte, est-ce que vous le travaillez ensemble ?
Mike : Pour certains textes, je sais dès le début qu'ils sont plus faits pour Riké ou plus pour moi. Pour d'autres, c'est la conjoncture. Parfois, je donne à Riké des petits bouts du texte avant qu'il soit fini, et si quelques temps après il me ramène quelque chose de bien, je continue le texte qui sera pour lui. Il y a un peu toutes les méthodes. J'aime beaucoup quand je commence un texte et que je sais qu'il va être pour Riké, que je le sens. Je prends énormément de plaisir à écrire pour quelqu'un d'autre. Peut-être plus que pour moi.
Qu'est-ce qui te fais dire que tel morceau sera pour Riké ?
Mike : Je prends l'exemple de Little Child qui est un morceau du premier album. Pendant les deux mois qu'on a passé en Afrique, partout où on allait j'ai vu les gamins foncer sur Riké. Un feeling incroyable entre ce mec là et les gamins, depuis toujours. Donc au moment où j'écris Little Child, dès la première ligne je sais que si l'un de nous parle à un gamin africain, ça ne peut être que Riké. Et là, je prends beaucoup de plaisir, parce que je sais que ça lui correspond et qu'il va bien l'interpréter. Á l'inverse, un texte comme celui de Jamais Une Mélodie Ne Rendra Beau L'Immonde, je pense que je l'avais plus écrit pour moi que pour Riké. Après, il s'avère qu'on utilise une musique qu'on avait déjà plus ou moins et sur laquelle Riké chantait, donc il se retrouve avec ce texte là. Vu qu'on se connaît depuis le CM2, globalement l'immense majorité des textes est interchangeable. Même des textes très personnels comme La Nausée que j'ai écrit en fonction de mon ressenti. Quand il a été question de le chanter, je l'ai donné direct à Riké parce que je sens qu'il va bien le chanter et qu'il ressent ce truc là. On se connaît tellement bien.
La chanson La Nausée n'est pas sans rappeler La Flamme sur l'album précédent. La même ambiance lourde, pesante, qui ne donne pas du tout envie de rire.
Mike : Le texte de La Nausée a été écrit en même temps que Résistance. On a hésité à le chanter à l'époque et on ne l'a pas fait. Je l'ai un peu retravaillé et cette fois on n'a pas hésité du tout à le faire. L'énorme différence avec La Flamme, c'est que La Nausée est l'expression d'un sentiment alors que La Flamme est un texte militant dans lequel on dit que ce n'est plus le moment de rigoler parce qu'il se passe des choses sérieuses. Là, on dit juste qu'on n'a pas la force de rigoler. C'est un sentiment. Ce soir, je ne lutte pas, je ferme les volets, je ferme la porte à clé et j'éteins le lumière, je reste tout seul. C'est le premier texte comme ça chez Sinsé, à la première personne et qui dit que "je me ferme à l'extérieur". La fin du texte c'est "ce soir je me laisse aller, mais j'aime trop la vie pour me laisser sombrer et je sais que demain je me serai relevé" . On ne dit pas "je m'enferme à tout jamais et ciao la société" . C'est un sentiment précis à un moment donné, ce n'est pas un album "tout est foutu".
Seriez-vous devenus moins révolutionnaires ?
Mike : "J'ai gardé mes convictions mais perdu mes illusions" , c'est ce que je dis dans Jamais une Mélodie…. Ça ne veut pas dire qu'on n'a plus envie de dire des choses. On est un peu plus lucide sur l'impact que peut avoir ce qu'on dit. Il y en a un - on a reçu tellement de courrier de gens qui disent que tel morceau les a fait réfléchir - mais il est limité. Le refrain c'est "jamais une chanson ne changera le monde" . On n'est pas moins révolutionnaire, nos convictions n'ont pas bougé d'un iota, elles se sont même renforcées. Continuer à dire des choses, oui. Y croire, oui, mais de manière lucide. Aujourd'hui, je ne chanterais pas "Révolution" en me disant que je n'y crois pas. On a envie d'être honnête et d'exprimer ce qu'on ressent. Ne pas dire "le reggae fait tomber Babylone" alors que ce n'est pas le cas. Le reggae dit des choses, il y a des gens que ça touche, que ça fait avancer. Je n'ai pas encore vu Babylone s'écrouler sinon Marley y serait arrivé.
Sinsemilia Tout C'Qu'On A (SOP/Double T/Sony) 2000