Bob Marley et le reggae français
La maturation a pris du temps : entre la mort de Bob Marley et l'éclosion du reggae français, il s'est passé presque deux décennies. D'un rapide coup d'oeil panoramique, on réalise à quel point la scène reggae française s'est nourrie de Marley pour se construire.
Quand on demande aux artistes de reggae français ce qu'ils ont retenu de Bob Marley et quel regard ils portent sur lui en 2001, le plus étonnant n'est pas qu'ils ont tous quelque chose à dire avec un plaisir non dissimulé, mais surtout que leurs propos varient largement, car chacun le voit à travers un prisme différent basé sur son histoire personnelle.
Tonton David, sauvé par la musique des eaux troubles de l'école de la rue, le considère comme sa référence "en tant qu'individu et en tant qu'écrivain ". Pour Pierpoljak, resté longtemps aussi en dehors du bon chemin, il " nous a ouvert l'esprit et nous a amenés à faire un travail sur nous-mêmes". Il est également " un des symboles de l'éveil du tiers monde ", rappelle K2R Riddim. Il a changé la vie des Sinsémilia, donné de la force à Brahim quand il était dans son quartier, "dégoûté"... Toutes ces réponses, lorsqu'on les réunit, dessinent un portrait assez fidèle et complet du chanteur jamaïcain. Au fond, elles se rejoignent sur un point : avec Bob Marley, ils ont vu les choses autrement, sous un angle qu'ils ignoraient jusque-là.
Le phénomène n'est pas que français, il en va de même dans de nombreux pays où les graines de reggae semées par les Jamaïcains ont fini par germer. Ici, la popularité de Marley s'est construite sur son idéal de paix, de tolérance, de justice égale pour tous avec en toile de fond l'usage de l'herbe, la ganja. C'est ce côté social de la rébellion rasta qu'ont conservé en majorité les groupes français. A l'exception notable des artistes antillais davantage marqués par la pratique religieuse, l'aspect spirituel, mystique du reggae est moins présent en métropole. Le rôle divin accordé à l'empereur d'Ethiopie Hailé Sélassié a été quasiment gommé par tous les groupes, au profit parfois de quelque chose de plus diffus, de plus œcuménique. " Quand j'entends Jah, pour moi c'est Dieu ", explique le musulman Brahim. A l'image de la plupart des chanteurs et musiciens qui se sont fait connaître par le reggae au cours des dernières années, il a découvert Marley après la mort de celui-ci.
Combien sont-ils à avoir écouté ses chansons de son vivant, à avoir assisté à un de ses concerts ? A peine une poignée. Les autres se sont accrochés à une image, devenue petit à petit une icône. Dès qu'on parle d'influences, le nom de Marley revient automatiquement. Au lieu de le sanctifier, les fans aujourd'hui enfants spirituels de la star du reggae reconnaissent à l'idole de leurs adolescences des défauts d'humains. Ils ont pris du recul, gardent respectueusement une certaine distance avec leur modèle. Si Baobab a récemment fait le déplacement à Kingston pour enregistrer son prochain album qui sort au mois de juin, seul Pierpoljak a pris depuis trois ans ses quartiers dans les studios Tuff Gong de la famille Marley. Pour les autres, la Jamaïque reste une terre rêvée qu'ils ont tous envie de connaître bien qu'ils ne semblent étrangement pas pressé de s'y rendre, non par manque de moyens mais plutôt par peur d'être déçu par la réalité.
Presque tous ont, à leurs débuts, puisés dans le répertoire des Wailers pour faire leur apprentissage de la musique. Paradoxalement, les reprises sont rares sur les albums de reggae français. Nuttea, Pierpoljak, Niominka-Bi et Brahim font figures d'exception. C'est plus fréquemment sur scène que les groupes aiment lui rendre hommage en jouant ses morceaux. Les tournées incessantes dans lesquelles ils se lancent tour à tour pour se faire connaître ne sont peut-être pas non plus sans lien avec les prestations époustouflantes des Wailers et de leur chanteur charismatique gravées dans les esprits par les disques live ou les vidéos. Il suffit en tout cas d'entendre les styles musicaux de Mister Gang, Rasta Bigoud, Baobab, Pierpoljak et bien d'autres pour prendre conscience du rôle prédominant joué Bob Marley dans le reggae français tel qu'il est abordé et joué.
La musique jamaïcaine se décompose en de nombreux sous-genres. Celui qui a sans conteste la faveur du public et des artistes en France est le "roots", ce son chaleureux dominé par la basse et agrémenté de cuivres, ce rythme assez lent élaboré dans les années 70, très loin des compositions minimalistes digitales qui se font depuis quinze ans dans les studios de Kingston. Dans ce même créneau, ils sont des dizaines et pourtant chacun s'est fabriqué sa propre identité, sans tenter de reproduire le modèle original jamaïcain, préférant inclure leurs racines françaises, régionales ou métissées dans leurs morceaux comme y est parvenu Tryo inventeur du "reggae akoustik" proche de la chanson française.
Bien plus qu'un révélateur et un fédérateur, même si certains artistes, comme Princess Erika, voudraient qu'on n'oublie pas les autres chanteurs jamaïcains qu'il occulte, Bob Marley est surtout une matrice, un générateur surpuissant qui s'auto-alimente, vit sur ses réserves depuis deux décennies et distribue son énergie dans tout le circuit du reggae français qui ne semble pas prêt de tomber en panne.