Le reggae sacralisé par l’UNESCO, une bonne nouvelle ?

Le reggae de Jamaïque a été inscrit au patrimoine culturel de l'humanité en novembre 2018. © Getty Images/Richard Newstead

Les célébrations des 50 ans du reggae, tout au long de l’année 2018, se sont achevées en apothéose il y a quelques semaines, avec l’inscription du reggae de Jamaïque au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Si la mesure prise par l’UNESCO valorise une musique populaire, mais encore souvent décriée, elle s’inscrit dans un schéma qui lui est par essence étranger.

"Ne laissez jamais un politicien vous faire une faveur. Sinon il voudra vous contrôler pour toujours", prônait Bob Marley dans sa chanson Revolution. Entre prudence et méfiance, sa position traduisait l’état d’esprit qui animait le reggae et ceux qui s’en étaient emparés comme d’une arme pour se libérer : une farouche volonté de privilégier une forme d’indépendance vis-à-vis de tout pouvoir, toute autorité, d’échapper à ces contraintes créées par les hommes et qui dans leur ensemble forment un "système" articulé autour de ses dominants et ses opprimés. Ne pas se soumettre – physiquement comme mentalement – à "Babylone", dans l’idiome consacré. Un héritage du marronnage, avec en toile de fond les quatre siècles d’esclavage et la colonisation britannique, dont la Jamaïque ne s’est défaite qu’en 1962.

Parce qu’elle relève d’une décision de nature politique, prise par le comité intergouvernemental réuni à Port-Louis (Maurice) en novembre, l’inscription du reggae de Jamaïque sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO vient donc heurter les fondements idéologiques de cette musique. Sous prétexte de la protéger, avec des intentions dont on n’imagine pas qu’elles ne soient pas louables, elle lui colle une étiquette institutionnelle. Un coup de poignard sur une déclaration d’amour ?

Le dossier présenté par l’État jamaïcain a bien failli être recalé lors de son examen, avant d’être sauvé in extremis. L’approche technocratique qui prévaut tout au long des 21 pages du document a de quoi refroidir les amateurs de reggae. Surtout lorsqu’on frôle la réécriture clinique de l’histoire. Ou que tout un pan de la "communauté" qui partage ce patrimoine, pour reprendre les critères de l’UNESCO, et a contribué à le faire connaître dans le monde entier se trouve réduit à la portion congrue, quand bien même il aurait joué un rôle majeur, à défaut d’être fondateur.

La place des rastas dans le reggae en Jamaïque tient ainsi en une seule phrase, en toute fin de l’exposé : "Il importe par ailleurs de noter que certains membres de la communauté rastafari sont des praticiens du reggae." La dévalorisation de cette population aux tendances séditieuses semble toujours de mise… Que penser également du "catalogue numérique" en ligne de la Banque de mémoire de Jamaïque (Memory Bank of Jamaica), mis en avant comme un outil démontrant l’intérêt de l’Etat pour le patrimoine culturel immatériel ? Moins de 200 photos récentes. Sans légende. Et surtout, aucune trace de reggae !

Ce sont les mots prononcés par la ministre de la Culture jamaïcaine qui ont emporté l’adhésion des membres du comité. Celui-ci a reconnu la "contribution" de cette musique à la prise de conscience internationale "sur les questions d’injustice, de résistance, d’amour et d’humanité" : le vrai terrain sur lequel se situe et s’illustre le reggae, où qu’il soit joué. Car si l’agence spécialisée des Nations Unies a décerné son précieux label à la Jamaïque, la terre natale de cette musique, il profite par extension à toute la planète reggae, dans sa diversité, de la Nouvelle-Zélande au Canada, du Brésil au Sénégal, en passant par l’Italie ou la France. Difficile, d’ailleurs, d’appréhender ce qu’est exactement "le reggae de Jamaïque", tant il a changé au fil des décennies dans les studios de Kingston. Sauf à y voir une appellation générique pour la production musicale locale.

 

Que gagne la musique de Bob Marley, Burning Spear, Beenie Man, Morgan Heritage ou Sean Paul et tant d’autres à figurer sur une liste aux côtés des rites festifs traditionnels printaniers des éleveurs de chevaux kazakhs ou de la danse mooba du groupe ethnique lenje dans la province centrale de Zambie, deux des 31 nouveaux éléments inscrits cette année sur la liste du patrimoine culturel immatériel ?

En termes de notoriété, cette distinction ne va pas bouleverser la donne. Même si son dynamisme s’est incontestablement essoufflé sur la scène internationale, le reggae n’a pas de problème de popularité. Pour ce qui est de sa sauvegarde – l’un des enjeux de la démarche auprès de l’UNESCO –, elle ne semble pas non plus d’actualité, le genre n’étant pas menacé d’extinction. À moins que l’on se réfère à une pratique d’antan, érigée avec romantisme au rang de vision fantasmée, auquel cas il serait déjà trop tard : la plupart des studios phares de l’âge d’or du reggae ont fermé leurs portes, tout comme les presses de 45 tours qui autrefois tournaient à plein régime.

Reste donc le domaine, symbolique, de la reconnaissance. Loin d’être anecdotique, en ce qui concerne le reggae : mis à l’index, affublé de préjugés réducteurs, il souffre d’une image peu élogieuse en règle générale. On ne retient que son caractère festif, sa couleur exotique, l’usage et l’apologie de la marijuana, en oubliant qu’il est en premier lieu porteur d’un sentiment de révolte, de mal-être, de contestation de l’ordre établi. "Ça le rend légitime", résume le Mauricien Percy Yip Tong, producteur et militant de longue date de la cause reggae, qui a assisté à la scène de liesse suivant la décision favorable au dossier jamaïcain.

Dans le rapport de décisions de sa treizième session, publié le 20 décembre, le Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel apporte un éclairage complémentaire instructif sur son choix. D’abord à travers le prisme de l’idéal onusien, il voit le reggae comme "un instrument de promotion du dialogue entre les peuples et d’appréciation de la diversité culturelle parmi les groupes ethniques du monde entier".

Il lui prête aussi un rôle moteur, en estimant qu’il a "influencé ou stimulé le développement d’autres éléments du patrimoine culturel immatériel dans le monde". Et que, de ce fait, son inscription au patrimoine culturel immatériel ne passant pas inaperçue, "les communautés du monde entier auront davantage conscience des listes de la Convention [de l’UNESCO], permettant ainsi d’accroître la visibilité du patrimoine culturel immatériel en général". Le reggae cité en exemple ? Une victoire, pour cette musique rebelle.

© AFP/Sia Kambou
Le reggae est un genre musical largement popularisé par le Jamaïcain Bob Marley dans les années 1970.