Tiken Jah Fakoly : une bande-son de l’actualité politique africaine
Pour son onzième album, Braquage de pouvoir, Tiken Jah Fakoly n’oublie aucun des ingrédients phares qui font son succès depuis les années 1990. Un reggae qu’il ancre toujours plus en Afrique et des titres qui résonnent avec l’actualité politique du continent.
“C’est du braquage, braquage, braquage de pouvoir, le peuple ne veut plus de la famillecratie” chante Tiken Jah Fakoly dans le titre éponyme de l’album Braquage de pouvoir. En quelques notes de musique et en quelques mots, la recette Fakoly opère à nouveau pour qui écoute l’artiste de 54 ans depuis ses débuts dans les années 1990 en Côte d’Ivoire ou le connait grâce à des titres phares comme Plus rien ne m’étonne ou Françafrique : une voix grave et enveloppante vite reconnaissable, des refrains entêtants, des jeux de mots où répétition et association de termes accentuent la mémorisation, des invitations directement adressées pour passer à l’action, et une mélodie reggae sur laquelle il est impossible de ne pas dodeliner.
Écrit et composé pendant la pandémie de Covid-19 qui a suspendu concerts et déplacements, Tiken Jah Fakoly sort son 11e album ce 4 novembre. Un 13 titres, chanté en français, anglais, dioula et bambara, qui s’ouvre avec Enfant des rues et se clôt avec Colonisé. Là encore, le rastafari ne déroge en rien des attendus : s’emparer des inégalités sociales comme fléau universel et se faire le porte-parole d’une Afrique riche en proie à des prédations économiques et politiques. “Pourquoi nous dire à nous que notre Afrique est pauvre ?” interpelle-t-il par exemple sur le titre Beau continent. “On entend souvent dans les médias que le Niger est l’un des pays les plus pauvres. Alors que la France sans l’uranium du Niger risque de tousser !", ironise l’artiste. "La Côte d’Ivoire est le plus gros producteur de cacao, avant le Ghana et le Nigéria. Ces trois pays nourrissent le monde entier en chocolat. L’Afrique n’est pas pauvre, elle a été appauvrie et aujourd’hui ne vend pas ses matières premières au prix qu’il faudrait".
Dénoncer la "famillecratie"
Comme souvent, c’est l’actualité politique africaine et internationale qui l’interpelle. Le précédent album, Le monde est chaud, s’attaquait aux enjeux écologiques. La chanson éponyme de ce nouvel opus, Braquage de pouvoir, est une réaction à ce que le chanteur à la barbe et aux dreadlocks blanchies nomme “la famillecratie” : “On s’est battu pour que le peuple prenne le pouvoir par voie démocratique. Cette démocratie est aujourd’hui menacée. C’est important d’informer les jeunes et de faire une chanson pour barrer la route à ceux qui ont l’intention de succéder à leur père. Après le Gabon et le Togo, le Tchad a rejoint la liste avec plus d’une cinquantaine de morts. Ça m’inquiète que cela se propage”, explique-t-il.
Même préoccupation face aux atteintes démocratiques dénoncées dans Gouvernement 20 ans, où il chante "Si tu parles un peu, c’est 20 ans. Si tu t’opposes, c’est 20 ans. Quand tu es opposant, c’est 20 ans. La démocratie est menacée par un bâton de 20 ans". Un titre qui aurait participé à l’annulation du concert de l’enfant d’Odienné, prévu à Abidjan en début d’année. "Je ne suis pas surpris de ce genre d’interdiction de concert", affirme posément celui qui a sorti son tout premier album Mangercratie en 1996, multipliant les exemples de frottements avec différents pouvoirs en place. "Une année, je devais aller à un concert au Congo-Kinshasa. Arrivé à l’aéroport, j’ai été remis dans le même avion qui m’y avait emmené. Entre 2007 et 2010, j’étais interdit de séjour au Sénégal, sans parler de mon exil malien du fait de menaces de mort en Côte d’Ivoire. C’est le prix de l’engagement. Je veux faire passer un message, la réponse que l’on me donne veut dire qu’il a atteint sa cible."
Celle à qui il veut particulièrement s’adresser dans cet album est la jeunesse africaine. Et ce n’est pas la première fois qu’il chante, dans une mission de transmission, les noms de figures historiques, à l’instar de l’album Cours d’histoire en 1999. Dans Colonisé, c’est Sékou Touré et Patrice Lumumba qui résonnent : “Je rends hommage à ceux qui ont dit non à la colonisation, l’esclavage, la ségrégation. Pour moi, c'est important de revenir souvent sur ceux qui ont donné leur vie pour que nous ayons un peu plus de liberté." C’est aussi cette jeunesse qu’il interpelle dans Où est-ce que tu vas ?, l’alertant sur les dangers de l’immigration clandestine.
Un artiste panafricain
Et puis, autre saveur incontournable de la recette Fakoly : chanter le panafricanisme. “Don’t worry, Africa will one day be unified” même s’il concède en interview que le chemin reste long avant de voir advenir les “Etats-Unis d’Afrique”. Celui que seule la sœur aînée appelle encore de son nom de naissance “Moussa”, réside désormais à Bamako avec des allers-retours constants entre sa ferme à Siby, et la terre natale ivoirienne. Et alors qu’il a enregistré plusieurs de ses précédents albums en Jamaïque, berceau du reggae duquel il se réclame, à savoir “la voix de la majorité des populations qui se font manipuler” l’artiste l’affirme : “Aujourd’hui, on n’a plus besoin d’y aller. Abidjan est la deuxième capitale du reggae après Kingston. Les Jamaïcains ont créé le style, mais ils viennent d’Afrique, ils le chantent tous les jours, nous sommes finalement la mère patrie du reggae”, sourit celui qui a ses studios Radio Libre en Côte d’Ivoire, adossés à une bibliothèque dédiée à la musique popularisée par Bob Marley, tandis que l’antenne bamakoise est composée de salle de spectacle et restaurant.
Là où avec Racines en 2015, Tiken Jah Fakoly avait repris des titres phares du répertoire reggae d'outre-Atlantique avec des instruments de musique originaires d’Afrique, sur Braquage de pouvoir, il accentue encore leur usage avec la présence du n’goni, du soukou, de la kora et du balafon, mariés au saxophone et aux rythmes parfois électro. Et côté featuring, il réunit alors la Jamaïque avec Winston Mc Anuff, les diasporas avec Dub Inc, le Mali avec Amadou et Mariam et la France avec le slam chanté pour l’occasion de Grand Corps Malade. Un album qui se veut rassembleur, au service d’une recette Fakoly à laquelle il ne manque dès lors aucun ingrédient.
Tiken Jah Fakoly, Braquage de pouvoir (Chapter Two Records) 2022
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