Reggae : le savoir-faire français a la cote

Clinton Fearon sur scène, lors du festival WOMAD, en Angleterre, le 26 juillet 2014. © David Corio/Redferns

Quarante-deux ans après la disparition de Bob Marley, la géographie du reggae a changé : si la Jamaïque reste à jamais l’épicentre historique du phénomène, les musiciens et producteurs français ont acquis un bagage artistique qui leur permet d’être désormais des acteurs de premier plan de cette musique.

Si le roi du reggae revenait du royaume de Jah, une expression d’incrédulité traverserait certainement son visage en découvrant que certains de ses compatriotes qui comptent aujourd’hui parmi les gardiens du temple de la musique jamaïcaine enregistrent leurs albums en France avec des musiciens et ingénieurs du son français, pour des structures françaises.

Exemple ? Clinton Fearon, 72 ans, membre fondateur du trio des Gladiators révélé dans les années 70, et l’un des derniers à pratiquer ce reggae roots hérité de cette époque. Son album Breaking News paru en 2022 est le fruit de sa collaboration avec une équipe d’instrumentistes français qui font consensus dans le milieu, à l’image du percussionniste Manjul ou du guitariste Kubix. "On n’a pas ressenti de frontière entre lui et nous", assure ce dernier. "Si Clinton avait un doute dans un coin de sa tête, ça a disparu au bout de la quatrième mesure qu’ils ont fait ensemble, quand il a senti que ça ronronnait comme un gros matou derrière lui, qu’il pouvait lâcher prise et faire confiance", souligne Mathieu Dassieu, à la tête de Baco Music qui a produit le disque.

En une décennie, cette structure mise en place en 2011 par Danakil est devenue un pilier du reggae en France, avec en outre un rayonnement international qui s’étend. L’ouverture de son studio d’enregistrement en 2019 a "changé la donne", considère l’ancien saxophoniste du groupe francilien. "Quand on a une opportunité de travailler avec un artiste qu’on écoutait à 16 ans, on ne se pose pas la question", poursuit le quadragénaire qui dit aussi sa fierté "d’apporter une contribution à l’histoire de cette musique".

Récemment, c’est Johnny Osbourne, 75 ans, qui a accepté à son tour d’être encadré en studio par une équipe de Français pour son album Right Time à paraitre chez Baco Records le 26 mai, prolongeant une association de longue date jusque-là limitée aux prestations live. À l’origine du projet, le saxophoniste et réalisateur Guillaume "Stepper" Briard a joué un rôle essentiel au cours des deux dernières décennies dans la confiance qui s’est installée avec les Jamaïcains, contribuant à transformer les connexions individuelles en dynamiques collectives.

Celui qui a découvert Kingston avec Pierpoljak s’est retrouvé peu de temps après au sein du Taxi Gang de Sly & Robbie, duo légendaire du reggae avec lequel il s’est produit à travers la planète pendant plus de quinze ans. Idéal en termes de crédibilité. En 2001, notre homme pilote l’album Now du vétéran U-Roy, pour partie enregistré à Paris avec des musiciens du cru, ce qui est rare sinon inédit à l’époque. L’expérience est renouvelée l’année suivante pour Mek It Bun d’Horace Andy (ressuscité quelques années plus tôt par Massive Attack), qui trouve un nom au groupe : Homegrown. Pour accompagner les Jamaïcains sur scène, ce backing band fait référence, tout comme No More Babylon remarqué en concert avec des vétérans tels que Ken Boothe, Earl Sixteen ou Dennis Alcapone entre 2005 et 2010.

Les mêmes codes

Le vivier de musiciens qui se développe en France à partir de cette période se nourrit, s’enrichit au contact des chanteurs phares du reggae. "Le niveau a beaucoup monté", observe Stepper, pour lequel l’explosion d’internet et du nombre de shows accessibles en ligne a permis aux instrumentistes d’étudier et d’apprendre plus facilement qu’auparavant. La relation entre les uns et les autres s’en est trouvée d’autant plus facilitée. "À partir du moment où tu as les mêmes codes, c’est plus simple de travailler ensemble", confie le saxophoniste réalisateur qui s’est mis récemment au service du collectif Inna Di Yard. "On a un langage commun, on parle de la même musique. Il y a une question de culture qui leur est propre, mais qu’on s’est appropriée", complète Kubix, qui se souvient de l’étonnement provoqué par son jeu de guitare lors d’une session à Brooklyn avec des Jamaïcains qui n’imaginaient à quel point il connaissait son affaire !

D’autre coopérations franco-jamaïcaines se sont concrétisées ces derniers temps en studio : après l’album Timeless avec Chezidek en 2020, les Ligerians ont enregistré dans la foulée un EP avec Nadia McAnuff (fille du chanteur Winston McAnuff). Le collectif de producteurs L’Entourloop, très en vue depuis une demie-décennie, bénéficie aussi d’une réputation indéniable sur la terre natale du reggae, comme en témoignent ses créations qui ont notamment séduit Kabaka Pyramid, lauréat du Grammy Awards dans la catégorie reggae en février 2023.

Avec son Casio MT-40 qui a révolutionné le son du reggae au milieu des années 80 et qu’il maitrise à la perfection, Manudigital n’a guère eu de mal à convaincre les artistes rencontrés à Kingston de prendre le micro à ses côtés. Son clavier portable emblématique – mais dont plus personne ne joue là-bas – et sa connaissance du répertoire jamaïcain l’ont même sauvé dans des moments qui auraient pu être dangereux au cœur de certains ghettos, reconnait-il.

Sur la planète reggae, le savoir-faire français intéresse au-delà de la seule Jamaïque : la Britannique d’origine indienne Soom T, pile électrique au débit vocal étourdissant, a profité de sa complicité sur scène avec les membres de sa formation française pour concevoir avec eux son album Good. De son côté, la chanteuse trinidadienne Queen Omega a trouvé avec le collectif Lions Flow venant de Normandie de nouveaux partenaires pour le récent Freedom Legacy. En se mondialisant au gré de ces rencontres, le reggae instaure un dialogue qui emprunte des voies parfois improbables, matérialisant les aspirations alternatives de son prophète Bob Marley.