Virée reggae à Abidjan
Présentée comme la troisième capitale du reggae, Abidjan résonne de ces rythmes venus de Jamaïque qui ont trouvé en Côte d’Ivoire les conditions idéales pour y prospérer avec leurs propres codes. Rencontre avec Kajeem et Spyrow, avant de faire un tour au club AZK Live.
Il est à peine descendu de sa voiture pour rejoindre le maquis logé au fond d’une impasse tranquille de Riviera Golf, ce samedi midi, que déjà on vient le saluer, on l’aborde pour discuter avec lui quelques instants. À la fois avec respect, mais aussi comme s’il était familier, comme s’il s’agissait d’un grand frère. Et lui, en retour, répond à chacun avec cette même proximité, souriant et blagueur derrière ses lunettes qu’entourent ses fines dreadlocks. Kajeem, à Abidjan, est un artiste dont la voix compte.
Fin mars, le quinquagénaire s’est tout à coup retrouvé en pleine tempête, quelques semaines après la sortie de son nouvel album Raggafrika. "Un matin, je me lève et j’ai des centaines de messages d’insultes sur mon téléphone", raconte-t-il. L’objet de cette soudaine fureur ? Sa chanson Tu tournes film, utilisée sur la Toile par un partisan de Guillaume Soro pour souffler sur les braises du conflit qui oppose l’ancien président de l’Assemblée nationale ivoirienne, aujourd’hui en exil, au chef de l’État.
Si les paroles ont ce ton direct, "corrosif", qu’on connait au reggae ivoirien ("Depuis que tu es installé, il n’y en a que pour ton clan et ton ethnie/Depuis que tu es installé, on voit les mêmes voleurs, les mêmes bandits/Depuis que tu es installé, tu as oublié ce que tu avais promis"), leur auteur se défend d’avoir fait un texte "dirigé contre un individu". Il préfère souligner les revirements habituels dont les artistes comme lui font les frais : "Quand nos responsables politiques sont dans l’opposition, ils aiment le reggae ; et quand ils sont au pouvoir, ils ne l’aiment plus", constate le chanteur qui regrette une "instrumentalisation" de ce courant musical, "otage de ce genre de pratique"– un point commun avec la Jamaïque, l’île natale du reggae.
Aux conséquences personnelles de cette polémique à laquelle il fait face, à savoir des menaces de mort, se sont ajoutées celles d’ordre professionnel : des contrats sur le point d’être signés ont été soudainement annulés, avec un impact financier préjudiciable pour un artiste dont le précédent album datait de 2016. "Tout le monde n’a pas la même résistance aux pressions", admet, philosophe, l’ancien représentant des interprètes au Bureau ivoirien du droit d’auteur (Burida) qui avait démissionné de son poste d’administrateur en 2018 pour ne pas cautionner des pratiques contraires à ses convictions. Il n’est pas du genre à se faire "tordre le bras", et a pleinement conscience de sa situation : "J’entends dire que, dans toutes les fonctions que j’assume, je traine avec moi le chanteur de reggae", glisse-t-il dans un sourire, en terminant son thiep à l’ombre de l’imposant ficus.
"Remettre en lumière les grands classiques"
À quelques kilomètres de là, dans le quartier de Plateaux, Spyrow Fayaman est en train de mettre la dernière main à la préparation de son émission hebdomadaire dans les studios de Fréquence 2, au sein de la Radiodiffusion télévision ivoirienne (RTI). Chaque samedi, de 18 heures à 20 heures, le chanteur devient l’animateur de Fréquence Reggae Vibes, dont il a la charge depuis l’an dernier, après être passé par Alpha Blondy FM.
Ce soir, il recevra la Burkinabè Nourat, au lendemain du concert qu’elle a donné dans le cadre du 15e Festival des musiques urbaines d’Anoumabo. Sur le conducteur, les rubriques s’enchaînent, pour que les "trois ou quatre générations" d’auditeurs amateurs de reggae s’y retrouvent et fassent des découvertes. Avec une place conséquente pour les représentants du reggae ivoire, car les chansons "en langue" sont très appréciées, relève Spyrow.
Lui qui a grandi en écoutant les aînés jamaïcains – et découvert aussi les limites de leurs discours panafricains – sait que ce caractère local explique pour partie la popularité dans son pays d’une musique venue de l’autre côté de l’Atlantique. Sur son nouvel album Vision Positive, mis sur le marché début mai, il a d’ailleurs repris en reggae un titre de son oncle Jimmy Hyacinthe, acteur majeur de la scène ivoirienne des années 70 et 80.
"Je me suis donné comme mission de remettre en lumière les grands classiques de nos devanciers pour que la nouvelle génération qui ne les connait pas comprenne que nous avons derrière nous une véritable bibliothèque musicale", indique le natif de Bouaké, dont les nouvelles chansons ont été mixées par Manjul. Le Français était déjà pressenti pour le précédent disque, mais un coupeur de route, peu avant Yamoussoukro, en a décidé autrement, balançant sur le bas-côté le disque dur de l’Ivoirien qui contenait ses sessions d’enregistrement…
Du live
Si Abidjan fait figure de place forte du reggae en Afrique, au-delà du succès d’Alpha Blondy et Tiken Jah Fakoly, elle le doit, entre autres, à la vitalité du milieu où circule cette musique, en particulier dans son expression live. Ce soir-là, au moment où le reggae disparait de l’antenne de Fréquence 2 quand Spyrow coupe son micro, les Vieux Môgôs s’apprêtent à prendre le relais au bord de la lagune Ebrié. Dans ce nouveau lieu déjà incontournable qui a pour nom AZK Live, ils vont accompagner successivement Ras Kalif, Jah Light et Sly Asher (venu de Paris !).
Parmi les spectateurs, calé dans un des confortables fauteuils, Jacques Bizollon, propriétaire du studio JBZ qui a contribué à lancer à partir des années 80 les carrières d’Oumou Sangaré, Tinariwen et tant d’autres ! Pour Johanna Adotevi, la patronne d’AZK Live et militante infatigable, la présence de ce doyen de l’industrie musicale ivoirienne est une forme de reconnaissance de la qualité du travail qu’elle accomplit en faisant "revivre un espace mythique du reggae", autrefois connu sous le nom de Champion.
Déjà impliquée dans le Parker Place, spot emblématique du reggae en Côte d’Ivoire, elle a voulu ouvrir un autre endroit pour faire la promotion d’une musique qui n’est pas commerciale. "On a un devoir de transmission, de continuité", ajoute cette cadre d’une grande entreprise qui mène son affaire avec une volonté quasi inébranlable. Elle sait aussi la richesse du vivier de musiciens et chanteurs reggae ivoiriens.
Du vendredi au dimanche, avec leur répertoire et des reprises, résidents ou invités se succèdent dans cette salle cosy, aux allures de lounge bar, qui peut recevoir plus de 400 personnes – pour le 11 mai, elle a fait le plein avec Ismaël Isaac. L’entrée est gratuite, sauf les soirs où un événement particulier est organisé.
Nombreux sont ceux qui y sont déjà produits ou y ont pris leurs habitudes, qu’ils profitent de leur passage au pays comme le vétéran Ramsès de Kimon ou le jeune Gabty ou qu’ils y célèbrent la sortie de leur album : c’était le cas de Spyrow en mai ; ce 3 juin, ce sera au tour de Kajeem. La programmation est loin d’être anecdotique. Et la qualité des prestations, en termes musicaux comme de sons et lumières, ne laisse aucun doute sur le niveau que possède en la matière la scène ivoirienne.
Facebook de Spyrow / Facebook de Kajeem / Facebook de l'AZK Live