La vision rock de Sidi Bémol
Après L’Odyssée de Fulay, un album paru en 2017 consacré aux chants berbères antiques, Sidi Bémol est de retour avec Chouf ! qui signifie "Regarde !". Un disque résolument rock sans fioriture qui va à l’essentiel enregistré avec la complicité du guitariste anglais Justin Adams. Rencontre avec Hocine Boukella, le leader du groupe algérien à quelques jours de son concert parisien le 24 septembre à 21h au Studio de l’Ermitage.
RFI Musique : vous signez un dixième album intitulé Chouf ! que l'on peut traduire par "regarde". Peut-on y voir un état interrogatif de votre part sur nos sociétés contemporaines ?
Hocine Boukella : le monde que vont connaître les enfants d'aujourd'hui sera très différent du monde que j'ai connu dans mon enfance, il sera sûrement surpeuplé, probablement pollué, peut-être complètement aride. Quand j'étais môme, les adultes parlaient de progrès, de développement, les gens étaient optimistes, on bâtissait un avenir radieux, sans colonialisme, sans oppression, fraternel, libre et juste. Aujourd'hui toutes les perspectives sont alarmantes : le climat, la biodiversité, les conflits, les religieux, les dictateurs, Donald Trump, les réfugiés, le règne de l'argent, la casse sociale, alors oui, Chouf !, il faut ouvrir les yeux et voir loin, d'abord pour limiter les dégâts et ensuite pour inventer un nouvel avenir, un nouvel espoir, créer une nouvelle dynamique, un nouveau lien pour l'humanité.
Musicalement l'esthétique de cet album est très rock. Un rock avec lequel vous avez commencé dans la musique. Pourquoi ce retour aux sources après trente ans de carrière ? On a le sentiment que vous voulez revenir à l'essentiel ?
J'aime toutes les musiques mais c'est le rock qui m'a donné envie de faire de la musique, c'est le rock qui m'a donné envie de m'exprimer et qui m'a appris à dire ce que je pense. Effectivement, le rock, c'est le langage de l'essentiel, et toutes les chansons de Chouf ! vont à l'essentiel. Elles parlent de notre époque, de nous tous, elles parlent d'arbres qui cherchent à fuir les bûcherons, de ronds-points sans issues, du Dieu de la pluie, des politiciens, des religieux, elles parlent de l'Algérie et du monde car tout ce qui arrive en Algérie, bon ou mauvais, finit par arriver dans le monde entier.
Les treize titres ont été enregistré avec la complicité de Justin Adams. Comment s'est fait cette connexion et que vous a apporté cette collaboration de renom ?
Je connaissais le travail de Justin Adams et je savais que je devais faire ce disque avec lui. La connexion s'est faite grâce à Hakim Hamadouche qui joue du mandoluth sur deux chansons de l'album. Travailler avec Justin Adams a été un pur bonheur. C'est un personnage très impressionnant, toujours de bonne humeur, très simple et en même temps d'une rigueur implacable, attentif à la moindre note de travers. Après le travail nous avons partagé quelques dîners ensemble et nous avons beaucoup parlé de Brexit, d'Histoire, de foot-ball et de musique. Justin a une culture immense et tous les sujets l'intéressent, c'est vraiment l'ami idéal.
Ce disque a été enregistré au fameux studio Real World de Peter Gabriel en Angleterre. Comment s'est déroulé cet enregistrement ?
Real World est un complexe avec plusieurs studios, c'est une sorte de petit hameau constitué de studios d'enregistrements. J'ai tenu à ce que l'enregistrement se fasse en live, tout le monde joue en même temps comme lorsqu'on est sur scène, il y a toujours une meilleure énergie dans le live. Justin était un peu sceptique, il n'y croyait pas au début, et il nous a rappelé que c'était plus sûr d'enregistrer tranquillement piste par piste et que lui-même ne connaissait plus de groupes qui enregistrent encore en live. Nous étions quatre musiciens, moi au chant et à la guitare, Youssef Boukella à la basse, Maamoun Dehane à la batterie et Abdennour Djemai à la guitare. Nous avions fait de nombreuses répétitions au Hangar d'Ivry sur Seine avant d'aller en Angleterre et nous étions très motivés. À la console il y avait Tim Oliver en personne, le boss des ingé-son de Real World. Pour chaque titre, nous avons fait trois ou quatre prises pour garder la meilleure et nous avons tout mis en boîte en quatre jours en novembre dernier. Après écoute nous avons décidé de refaire quelques voix lead et quelques solos de guitare. Je suis donc retourné deux jours au studio avec Abdennour en décembre. Ensuite le mixage a duré une semaine.
Côté textes, les thèmes abordés qu'ils soient chantés en arabe ou en amazigh appellent à l’éveil des consciences : corruption, omniprésence des religions, place des femmes dans la société, Est-ce un devoir en tant qu'artiste de dénoncer tout ce qui ne va pas ?
Je crois que chacun doit faire ce qui lui semble juste. Dans mes chansons je peux dénoncer des injustices, je ne le fais pas par une sorte d'obligation ou de devoir mais tout simplement parce que je suis sensible à ces injustices, elles me sont insupportables et il faut que j'en parle ou que j'agisse d'une façon ou d'une autre. Bien sûr un artiste peut avoir une audience un peu plus importante s'il est connu, il devient alors une sorte de média à lui tout seul et il peut relayer des informations, soutenir des luttes et des causes particulières même s'il chante des textes légers et apolitiques. J'en profite pour rappeler que le journaliste Khaled Drareni (correspondant de TV5Monde en Algérie, à Alger accusé d’«atteinte à l’unité nationale», ndlr) est toujours en prison pour des raisons politiques et qu'il faut continuer à se battre pour sa libération, il faut que les médias parlent un peu plus de Khaled ainsi que des autres prisonniers politiques, nombreux, poètes, militants, journalistes, blogueurs, qui sont derrière les barreaux en Algérie.
Malgré ces dénonciations, Chouf ! se veut optimiste. Vous croyez en votre prochain ?
Je reste optimiste et je crois beaucoup en la jeunesse. En Algérie la jeunesse a ébranlé un des régimes les plus opaques et corrompus de la planète, la Révolution du Sourire (mouvement citoyen initié en Algérie en 2019 pour demander un changement de régime, ndlr) marquera durablement l'histoire du XXIe siècle, elle n'est pas terminée et elle aura d'immenses répercussions dans le monde. La jeunesse saura inventer de nouvelles formes de résistance et elle finira par imposer sa volonté, elle saura construire une société plus fraternelle et plus juste où chacun pourra vivre en paix. La dernière chanson de l'album, Salam Alikoum est un hymne à cette jeunesse extraordinaire.
Vous êtes scientifique de formation. Quel regard portez-vous sur la crise sanitaire liée au covid 19 que nous traversons ?
Toute la planète a été réunie autour de la lutte contre un ennemi microscopique, invisible, une minuscule enveloppe de lipides et de protéines contenant un code génétique. Ce virus a contraint tout le monde à porter un masque, il a confiné l'humanité entière, il a posé beaucoup de questions médicales et scientifiques qui sont en cours de résolution, on parle déjà de vaccin au stade de l'essai clinique, mais il a surtout posé beaucoup de questions humaines, idéologique, philosophiques sur notre façon de vivre en société, sur nos hôpitaux, sur le rôle de l'État, sur les réfugiés, les pauvres... Durant cette crise nous avons entendu beaucoup de scientifiques, de médecins, parfois ça frisait la cacophonie et je me suis demandé comment le public pouvait se faire une opinion sur ce satané Covid 19 si même les praticiens qui ont tous la même formation n'arrivaient pas à se mettre d'accord. Il y a peut-être des débats qui ne devraient jamais sortir des laboratoires.
Vous n'êtes pas monté sur scène depuis des mois comme bon nombre d'artiste à cause des restrictions dans les salles de spectacle. Qu'attendez-vous de votre date du mois de septembre, à Paris, au Studio de l'Ermitage ?
Je suis très impatient de remonter sur scène, surtout quand il s'agit du Studio de l'Ermitage qui est vraiment ma salle préférée. J'espère que le public sera là même s'il est masqué. Nous ne verrons pas les gens chanter, ils ne danseront peut-être pas autant qu'avant, il n'y aura pas la même chaleur que d'habitude mais tant pis, ça sera quand même une fête.
En concert au Studio de l'Ermitage le 24 septembre
Sidi Bémol Chouf ! (CSB productions/L'Autre Distribution/RFI Talent) 2020