Elisapie, des reprises rock en langue inuit
C’est un disque tellement singulier qu’on en oublie qu’il est fait de reprises. Avec Inuktitut, la chanteuse Elisapie propose des versions de classiques du rock et de la pop en langue inuit. Où cette fille autochtone venue du Grand Nord québécois revisite Metallica, Led Zeppelin, Pink Floyd, Blondie, ou Patrick Hernandez.
La première fois que l’on a entendu ce titre au nom à rallonge, Isumagijunnaitaungituq, on a cru à une chanson originale. Et puis, la mélodie est venue nous rappeler le fait qu’il s’agissait bel et bien d’une reprise. Mais cette chanson douce amène totalement ailleurs The Unforgiven de Metallica, troquant les guitares énervées du groupe de metal américain par un ensemble minimaliste. Des craquements qui pourraient être ceux d’une porte et d’un bateau, des guitares et une électronique légères, et puis du chant de gorge.
C’est ce déplacement permanent qui fait la réussite d’un album dans lequel Elisapie chante en inuit quelques pierres angulaires de la pop et du classic rock. Ce disque qui porte le nom de la langue des autochtones de l’extrême nord du Québec, Inuktitut, la chanteuse souhaitait le faire depuis un moment. C’est le Covid-19 qui lui a donné l’impulsion, lorsqu’elle s’est mise à pleurer en écoutant une chanson dansante d’Abba durant son jogging. Il n’y a finalement pas de titres des quatre suédois ici, mais l’idée était bien de produire un album "pop" pour l’artiste folk.
"Archéologue émotionnelle"
Wild Horses des Rolling Stones, Dreams de Fleetwood Mac, Time after Time de Cyndi Lauper ou Going to California de Led Zeppelin… Avec ses reprises, Elisapie a voulu fouiller comme "une archéologue émotionnelle". "On m’a dit : ‘Ah ouais, tu fais un album cover ? C’est léger !’ Mais c’est devenu sans doute l’un des projets les plus personnels que j’ai faits. Ce projet m’a fait du bien, mais pas forcément dans la légèreté. C’est devenu quelque chose qui m’a libéré et qui m’a guérie." Quand elle parle de guérison, Elisapie Isaac évoque volontiers les "traumatismes intergénérationnels" des autochtones. Des traumas psychologiques qui ont été mis à jour dans le domaine de l’éducation, particulièrement suite aux découvertes macabres autour des pensionnats autochtones (*).
Les histoires derrière chaque chanson sont celles de "ses cousins", "de sa tante" ou de sa famille. Hantée par l’absence, Wish You Were Here a été pour Elisapie le titre qu’on passait lors des cérémonies pour les cousins morts de suicide. "Un phénomène encore bien trop présent chez les jeunes inuits à l’adolescence", glisse la chanteuse. Pour son adaptation, elle a laissé de côté la guitare acoustique de Pink Floyd, et elle s’est accompagnée des Westerlies, un quatuor de cuivres américain. "Ils s’est passé quelque chose de fragile, mais de tellement beau. Ils ont trouvé une façon de mettre ce vieux souvenir un peu lourd dans leurs arrangements. Avec leur son, on voit la lumière et tous nos problèmes s’évaporent vers le ciel. C’est que j’essaie de ramener : le souvenir de ces gens-là mais aussi de la lumière, en pensant à eux."
Pour traduire les textes, Elisapie n’a pas changé les mots ou juste à la marge. Le regard des éditeurs ou des ayant-droits aurait de toute façon interdit des modifications trop importantes. L’enregistrement s’est surtout fait à trois autour de musiciens bien établis sur la scène québécoise : le guitariste Joe Grass, qui réalise ce disque, et le percussionniste Robbie Kuster. Plus encore que les guitares et la voix, les tambours semblent être un fil rouge. A l’image du Heart of Glass de Blondie, ces chansons sont parfaitement incarnées. Si on peut regretter qu’I Want To Break Free perde un peu de l’autodérision qu’y mettait Queen, on s’étonnera que le tube disco de Patrick Hernandez, Born to Be Alive, atteigne cette gravité.
Une vie entre le Grand Nord et Montréal
La chanteuse originaire du Nunavik a quitté l’Arctique québécois à 22 ans pour s’établir à Montréal. Elle estime avoir laissé beaucoup de choses en chemin afin de s’adapter à la vie au sud, où elle est devenue en quatre disques solo une porte-voix des autochtones. Aujourd’hui au milieu de la quarantaine, elle a réuni les deux façons de vivre, tout en participant activement au changement de regard sur les "premières nations". "Pour le moment, ce qu’il faut simplement faire, c’est nous donner la place pour que l’on puisse s’exprimer. Les gens non-autochtones réalisent comment ils ont manqué une opportunité d’apprendre de ces cultures-là, constate-t-elle. L’idée derrière ces chansons est aussi d’avoir une fenêtre de vue très différente. On dit toujours : ‘C’est le Grand Nord, c’est la nuit, il fait froid, il y a de la neige !’ Mais on est des gens très chaleureux, on a nos étés et nos six saisons. C’est riche quand même !"
Pour Elisapie, un moyen de réunir ces deux identités a sans doute été de reprendre Hey, That’s No Way to Say Goodbye de Leonard Cohen. Un chanteur qui a incarné Montréal et dont l’un des grands regrets, paraît-il, aura été de ne jamais jouer dans le Grand Nord.
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Elisapie, Inuktitut (Yotanka/Bonsound) 2023
(*) Les pensionnats autochtones étaient, du XIXe siècle et jusque dans les années 1990, des internats dans lesquels les enfants des peuples natifs étaient placés, souvent de force, évangélisés pour s’intégrer à la société canadienne. Dans ces institutions, ils ont subi des mauvais traitements, des viols, et nombre d’entre eux y sont morts. Un tabou dans la société québécoise et canadienne en général, jusqu’à la réouverture de nombreuses affaires ces dernières années. En visite dans le Grand Nord en juillet 2022, le pape François a qualifié le drame des pensionnats autochtones de "génocide" et demandé le pardon de l’Église.