Plaza Francia Orchestra, le virus du tango

Plaza Francia Orchestra. © DR

Ils sont deux des trois membres de Gotan Project, le groupe mythique qui électrisa le tango à l’aube des années 2000. Après s’être séparé du troisième homme, Philippe Cohen-Solal, en raison de dissensions, l’auteur-compositeur Eduardo Makaroff  et le créateur électro Christoph H. Müller ont fait leur échappée belle, avec le groupe Plaza Francia Orchestra. Sur leur premier opus, en 2014, la diva Catherine Ringer chantait tous les titres. Sur leur deuxième disque, ils s’associent avec un Orquesta típica. L’ex-égérie des Rita Mitsouko y chante à nouveau deux titres. Sur d’autres créations, se pose aussi la voix de la Cap-Verdienne Lura, qui rappelle les racines africaines du tango, avec des percussions qui s’invitent dans la danse. Au final, l’essentiel demeure : une volonté des deux complices de faire sonner le tango autrement, tout en conservant précieusement ses racines. Rencontre.

RFI Musique : Pourquoi avez-vous appelé votre groupe et votre disque Plaza Francia ?
Christoph H. Müller :
À Buenos Aires, existe cette vaste place, très jolie, la Plaza Francia : un lieu où convergent plein d’artistes, au cœur du quartier de la Recoleta, aujourd’hui assez chic, mais auparavant à l’esprit hippie. 
Eduardo Makaroff : Oui, on y fumait des pétards. C’était une sorte de Piccadilly de Buenos Aires : un lieu bohème on l’on chantait la paix, l’amour, dans une ambiance flower power !
CHM : Il y a aussi cette symbolique de la place, ce lieu où tout le monde se croise, ce carrefour. Et puis ce nom représente bien l’histoire du tango, notre matière de base, écrite en aller-retour entre Buenos Aires et Paris.

Des liens forts relient donc le tango et la France ?
CHM :
Bien sûr ! Historiquement, tous les grands tangueros, tels Piazzola, sont venus vivre et étudier à Paris. De nombreux tangos chantent ainsi la "ville lumière". En Argentine, c’était une musique mal vue, une bande-son de voyous. En France, elle intègre dès son arrivée les salons huppés…
EM : Oui, c’était à, Buenos Aires, une musique périphérique, underground, mal famée, reniée par l’establishment. Au début du XXe siècle, l’Argentine, puissance mondiale, riche, voit ses oligarques voyager. Grâce à ces mouvements, le tango embarque pour l’Europe, transite par ses ports – Barcelone, Marseille – et s’installe à Paris, destination privilégiée des intellectuels et artistes argentins. Paris, centre cosmopolite mondial, s’impose, au début du XXe siècle, comme la Mecque du Tango et de sa relecture.

Pour votre premier disque de Plaza Francia, une icône française, Catherine Ringer chantait sur tous les titres. Une "tango woman" ?
CHM :
Elle possède assurément cet esprit "tango". Avec Marcia Baila, son tube, elle a laissé éclater au grand jour cette connexion forte qui la reliait à l’Argentine – un tempérament de feu.
EM : Sa chanson française réaliste, aux racines musette, se connecte naturellement au tango ! Au début, elle ne devait faire que deux titres avec nous. Finalement, elle a chanté sur tout le disque, toute la tournée.

Pour ce deuxième opus, vous avez décidé de faire appel à un Orquesta Típica. Pourquoi ?
CHM :
Par une charte quasi dogmatique, notre premier disque se démarquait de Gotan Project – des chansons rock, pop, écrites en majeur. Là, nous souhaitions renouer avec une musique davantage instrumentale.
EM : Un Orquesta Típica, c’est une formation réservée à la danse, avec des lignes entières de bandonéons et de violons. A Paris, surgit toute cette nouvelle génération de tangueros qui s’affranchissent de l’orthodoxie. Parmi ces jeunes talents, nous avons croisé la route de Pablo Gignoli, bandéoniste et compositeur, entre jazz et tango, à la tête de l’Orquesta Típica Fernandez Fierro. Ses musiciens jouent un tango alternatif, très populaire, contestataire. Je crois que Gotan Project et son succès planétaire ont permis au tango de se délivrer de ses chaînes.

Comment pourriez-vous justement définir le tango ?
EM :
J’aime cette définition, donnée par le poète et compositeur Enrique Santos Discépolo : "le tango, c’est une pensée triste qui se danse". Il reste surtout l’expression culturelle du peuple du Rio de la Plata ; une musique et une danse adoptées ensuite par le reste de la planète. Mais le tango ne saurait se limiter à la seule musique. C’est aussi une façon de faire de la poésie, un langage littéraire, des incursions dans la plastique, le cinéma, le théâtre. Il irrigue tout, comme le jazz.
CHM : Pour moi, le tango, c’est une sorte de virus puissant. Lorsqu’il te contamine, il te prend aux tripes. C’est une musique aussi populaire qu’extrêmement sophistiquée. J’aime son côté rigoureux, sa mélancolie, sa sensualité : sacré mélange ! J’adore ses reliefs, ses contrastes, qui correspondent à mon tempérament.

Dès le début, le tango impose son métissage : un "mélange de pauvres", comme vous dites…
EM :
Étymologiquement, déjà, le mot renvoie à l’endroit où les officiants célébraient le candomblé. C’est une musique qui provient d’une somme de rencontres. Des gauchos avec des guitares qui buvaient du maté, des Africains qui célébraient le candomblé, etc. Leurs musiques mêlées ont ensuite croisé le bandonéon allemand, destiné à jouer Bach dans les églises, le jazz, l’élégance française, etc. Une multitude de rencontres !
CHM : C’est, en effet, l’un des premiers melting pots musicaux et, paradoxalement, l’un des terrains où le puriste à le mieux poussé.

Du coup, vous n’avez jamais eu peur de "trahir" l’esprit originel du tango ou de vous heurter aux puristes ?
EM :
On se fout royalement de "l’esprit originel du tango". Nous ne sommes fondamentalistes de rien !
CHM : De toute façon, même si j’éprouve un immense respect à son égard, je ne saurais pas jouer du tango traditionnel. Pour autant, on se base toujours sur quelque chose d’authentique : je n’ai jamais joué cette musique en touriste, mais toujours avec un profond respect, une grande connaissance, en évitant la fusion artificielle.

En quoi le tango vous fascine-t-il toujours autant ?
EM 
: Même si j’ai fait des excursions ailleurs, dans la musique brésilienne notamment, j’ai dédié ma vie au tango : une sorte d’activisme militant pour son renouvellement. Et je poursuis ce chemin avec beaucoup  de passion.
CHM : C’est une histoire longue durée, forte. Mais aussi une relation de liberté. Sur la route, je fais des digressions dans les musiques afro-péruviennes et électroniques "pures", des adultères, de petites infidélités, que le tango me pardonne… Ma mission !

Plaza Francia Orchestra (Because) 2018

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