Kassav’, 40 ans au service du zouk
Protégé par un bouclier musical qui le préserve des effets du temps sans en faire pour autant une œuvre de musée, le zouk de Kassav’ traverse les décennies avec une agilité remarquable. Emmené par Jacob Desvarieux, Georges Décimus, Jocelyne Béroard, Jean-Philippe Marthely et Jean-Claude Naimro, le groupe phare de la musique antillaise fête ce 11 mai ces 40 ans lors d’un concert organisé à Paris-La Défense-Arena.
Pour célébrer les anniversaires de leur formation, les membres de Kassav' ont pris l’habitude de créer l’événement. En 2009 déjà, aucune autre formation française ne s’était jusqu’alors produite sous son seul nom au Stade de France ; en 1999, elle avait rempli deux soirs de suite le Palais omnisport de Paris-Bercy et ses 17 000 places. Cette fois encore, ce sera le premier groupe de l’Hexagone programmé comme tête d’affiche dans la plus grande salle de concert d’Europe en termes de capacité.
Ce succès-là, incontestable, ne se retrouve paradoxalement pas dans les chiffres de vente d’albums : Sonjé, son dernier en date qui remonte à 2013, n’a pas dépassé la 32e place des classements basés sur les ventes en France, et le dernier Disque d’or obtenu date de 2001. L’explication réside donc ailleurs, au-delà des considérations commerciales.
Parce qu’il fait figure, à juste titre, de monument de la musique antillaise, Kassav’ exerce aussi une fonction qui dépasse le simple champ artistique. "Qu’un groupe de musiciens antillais puisse réussir sur la scène internationale prouve non seulement que les Antillais peuvent travailler ensemble, mais aussi que la musique peut jouer un rôle fondamental dans la reconnaissance de la différence tant au niveau national qu’international", écrit l’ethnomusicologue Alain Darré dans son ouvrage Musique et politique : les répertoires de l’identité.
Le contexte actuel n’est pas celui qui prévalait à la fin des années 1970 lorsque le groupe s’est formé, et le regard extérieur sur les Antilles comme celui sur elles-mêmes ont aussi changé entre-temps, mais à travers Kassav' et sa réussite se matérialisent des sentiments forts de fierté et de valorisation culturelle.
Cadence et zouk
Empereurs du zouk, territoire sur lequel ils règnent de façon si incontestable qu’on en arrive à oublier tous ceux qui évoluent aussi sur ce créneau-là, mais n’ont pas le même impact médiatique, ces musiciens porte-drapeaux l’ont façonné au fil du temps, sans en être les instigateurs – autant de caractéristiques qui pourraient être transposées au reggae et à Bob Marley.
Ce ne sont pas eux non plus qui ont revendiqué en premier sur un album ce genre musical (Cosmozouk d’Henry Guédon est sorti en 1974), dont la signification est sujette à différentes versions, tout comme la musique jamaïcaine la plus populaire. Sur leur quatrième 33 tours paru en 1983, c’est d’ailleurs le mot "cadence", et non celui de zouk, qui est utilisé après chaque chanson pour définir leur style !
Si la signature de Kassav’ s’est affirmée pour devenir aujourd’hui reconnaissable et identifiable, une plongée dans ses débuts discographiques s’avère des plus instructives, tant en matière de production que de direction artistique. Le trio fondateur des premières années, composé des deux frères Décimus et de Jacob Desvarieux, évoluait dans un registre marqué par le funk, avec des basses rebondissantes, des cuivres arrangés comme s’il s’agissait d’un grand orchestre.
Le tournant se situe vers 1983. L’orientation zouk prend forme cette année-là, quelque part entre les sessions du disque Kassav’#5 qui sentent encore l’expérimentation et l’album Passeport sur lequel figure le titre Oh Madiana.
Pour Desvarieux, l’arrivée du clavier Jean-Claude Naimro, qui venait d’accompagner entre autres Manu Dibango et Miriam Makeba, a modifié la donne. "On a trouvé un début de quelque chose. On a fait différentes déclinaisons, différentes façons d’orchestrer. Ça a duré trois ou quatre ans. Au départ, on s’amusait. Il fallait le temps que ça se mette en place, qu’on arrive à une formule où chacun puisse s’exprimer et amène quelque chose. Si on était tous venus du même univers, ça n’aurait pas marché", estime le guitariste chanteur.
Une vague mondiale
Les effets ne tardent pas à se manifester, une fois la recette au point : en 1984, Zouk-la-se sel medikaman nou ni impose Kassav’… même si sur la pochette originale, seuls les noms de Jacob Desvarieux et Georges Décimus sont mentionnés ! Un détail ? Plutôt le reflet de la stratégie adoptée à l’époque par la bande qui s’agrandit au fil des rencontres et occupe le terrain en mettant le collectif au service des individualités, comme celles des chanteurs qui ont rejoint les effectifs : Patrick Saint-Eloi, Jean-Philippe Marthely, Jocelyne Béroard. Les albums se succèdent à une fréquence qui témoigne de la créativité et de l’hyperactivité des musiciens. De quoi impulser l’émergence de tout un mouvement dans leur sillage.
La vague zouk générée par Kassav’ ne n’est pas arrêtée aux Antilles et à la métropole : elle a déferlé avec une force inattendue sur des rivages lointains. Ceux d’autres îles, comme La Réunion ou le Cap-Vert, qui se sont converties ou ont intégré durablement ces éléments musicaux à leur paysage local. Ou encore Madagascar, qui a fêté ses 50 ans d’indépendance en 2010 avec un mégaconcert de ces stars du zouk, déjà passées sur la Grande Île en 1987.
Deux ans plus tôt, une tournée mémorable avait été organisée sur le continent africain où le retentissement du groupe défie presque l’entendement. RFI et en particulier l’émission Canal tropical de Gilles Obringer n’y sont pas étrangères ! Les concerts en Côte d’Ivoire, en Angola, au Cameroun ont pris des proportions qui ont marqué les esprits. "Quand ils ont entendu notre musique, ils se sont reconnus dedans. Et toute l’Afrique se l’est appropriée", juge Jacob Desvarieux, qui a passé une partie de son enfance au Sénégal et travaillé ensuite au tournant des années 1980 avec de nombreux artistes du continent. L’histoire d’amour, depuis, ne s’est jamais démentie, et confère à Kassav’ une dimension unique.
Kassav' en concert au Paris-La Défense-Arena (Nanterre) le 11 mai 2019