La deuxième vie très connectée d’Eiffel

Sept ans après "Foule Monstre", le groupe Eiffel est de retour avec "Stupor Machine". © Emmanuel Bacquet

C’est un nouveau départ pour un groupe qui affiche vingt ans de carrière. Dans Stupor Machine, Eiffel s’inquiète du monde qui vient sur fond de science-fiction et renoue avec la tension de ses débuts. Si Romain Humeau et les siens n’ont pas rencontré l’écho qu’ils méritent, il serait dommage de ne pas jeter une oreille sur un disque réveillant une certaine idée du rock.

Cela faisait sept ans qu’on n’avait pas de nouvelles d’Eiffel, sept années durant lesquelles Romain Humeau, son leader, a poursuivi une carrière solo. Artisan des derniers Lavilliers, il a livré deux disques, Mousquetaire #1 et #2, et signé une très belle adaptation musicale du roman Vendredi ou les limbes du pacifique, où il laissait son costume de rockeur au vestiaire. Tout un attirail avec lequel le musicien n’a jamais été très à l’aise.

"Il n’y a pas de pose rock’n’roll, si tant est qu’il y en ait eu un jour dans Eiffel. Moi, j’aime le son du rock, mais je ne suis pas un rockeur. J’aime cet outil, mais il y en a tellement d’autres. J’adore la musique de la renaissance ou le baroque, le jazz de Coltrane ou d'Ornette Coleman, de Monk. Ce n’est pas pour la frime, c’est juste que j’aime leurs modes. Comme d’hab’, il y en a un peu, mais avec un masque rock’n’roll qu’on voulait épique", explique-t-il.

Les guitares saturées seraient la surface du groupe basé à Bordeaux, et il faut écouter leurs chansons à tête reposée pour s’apercevoir qu’elles fourmillent de références. Dans ce sixième album, Stupor Machine, il y a pourtant une ligne claire, puisque Romain Humeau et les siens s’inquiètent de "la temporalité de l’homme" dans le "monde hyper connecté" qui nous entoure.

C’est le sens d’un album qui convoque la science-fiction et évoque les dystopies de George Orwell, Barjavel ou du cinéma américain. En adoptant une "posture jusqu’au-boutiste", le groupe raconte dans Big Data la vie de la seule femme à avoir échappé au fichage ou se met à la place de personnages au bord du précipice (N’aie rien à craindre, Terminus). Il ne faut pas voir dans ces titres pessimistes une fin annoncée pour Eiffel mais plutôt "une recherche de poésie", assure son chanteur. 

Retour aux sources

À priori tendu, ce nouveau disque laisse aussi de la place à des ballades comme le groupe sait en produire (Chasse-spleen, Hôtel borgne). Si bien qu’on retrouve la grâce des deux premiers albums, Abricotine et Le quart d’heure des ahuris, qui firent d’eux une relève crédible au rock romantique de Noir Désir. Les années ont passé et malheureusement, les Bordelais n’ont pas eu la reconnaissance escomptée.

Plus qu’un retour, il s’agit donc d’un "redémarrage" pour notre bande des quatre. Romain Humeau note : "Eiffel a pris en âge, et soit on en pleure, soit c’est génial ! Moi, je le vois comme un bon moteur. Quand on a des enfants comme nous, ils ramènent des potes à la maison. Et si l’on est un peu ouvert, on peut discuter deux, trois heures avec eux. Du coup, j’avais envie de m’adresser à cette génération. Parce qu’ils nous renvoient à ce que notre génération a fait du monde."

Alors que tous ses membres sont au cœur de la quarantaine, il se dégage une énergie presque adolescente. Soudé depuis dix ans autour du couple Humeau, Romain-Estelle, du batteur Nicolas Courret, et de l’ex-guitariste de Dolly, Nicolas Bonnière, après avoir beaucoup changé de musiciens, il semble avoir retrouvé un équilibre entre une tendresse, qui passe souvent par des références au sexe ou à l’art, et la noirceur de son propos.

Au début de l’expéditif Manchurian candidate, on se croirait volontiers dans une parodie de série Z. Extrait : "Message mixte et bleu mauve / Pour plausibles fils de, fils de décamerdes / Tontons macoutes de l'écoute / Énarques, dealers d'opinions, possédants / Qui chaque jour, au fil des marionnettes / Te font fête." "Bien sûr, j’ai peur que ces chansons soient pessimistes. Mais on a besoin que les gens nous rassurent en nous disant : 'Eiffel, vous déconnez, vous allez trop loin !'", reprend Romain Humeau.

Les blagues potaches pourront parfois faire hausser les épaules, mais on prend tout. À l’heure de ce "retour aux sources", on s’étonnerait juste d’une chose : que nos quatre musiciens considèrent que tout reste à faire pour eux. "Cela me fait toujours bizarre quand on me dit que j’ai une carrière, assure Romain Humeau. Moi, je vous le dis franchement, si je m’arrête là, tout le monde s’en fout ! Personne ne va me dire : 'Eh Romain, ce serait bien que tu écrives des chansons'. Je vais continuer, mais il n’y a rien qui est sûr pour nous, comme il n’y a rien qui est sûr pour tous mes potes musiciens." C’est aussi cette crainte qui figure dans Stupor machine, une machine qui dépote. Mais que l’on se rassure quand même. Les quatre musiciens d’Eiffel multiplient les projets, à l’image de M. Humeau qui se verrait bien continuer les croisements entre musique et littérature.

Eiffel Stupor Machine (Pias) 2019

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