Apôtre du reggae en France et en Afrique, le Jamaïcain Tyrone Downie est mort
Considéré à juste titre comme le père jamaïcain du reggae français pour ses nombreuses collaborations avec des artistes francophones, Tyrone Downie est décédé le 6 novembre sur son île natale à 66 ans. Aux claviers, il avait débuté au sein des Wailers de Bob Marley alors qu’il n’avait pas treize ans, et en avait fait partie jusqu’à la mort du roi du reggae en 1981. D’Alpha Blondy à Youssou N’Dour en passant par Didier Awadi et Tiken Jah Fakoly, qui avait récemment fait à nouveau appel à lui, il partageait sa science du reggae pour en défendre d’abord les valeurs.
Au micro, Féfé vient de terminer l’interprétation de Redemption Song, un des titres de Bob Marley qu’il doit reprendre quelques heures plus tard pour l’émission télé One Love One Bob diffusée en 2017 sur une chaine française. Après avoir écouté l’ultime répétition, Tyrone Downie se dirige vers lui pour faire passer un message. “Il faut qu’on sente la douleur”, dit calmement mais fermement l’ancien claviers des Wailers en appuyant sur l’abdomen de son jeune interlocuteur. “Je veux pleurer en t’écoutant, car cette chanson parle des esclaves dans les bateaux, et certains ne savent pas ce qu’était l’esclavage”, poursuit-il avec une émotion non feinte.
A 60 ans passés, le Jamaïcain qui fut résident français pendant plus de deux décennies n’a jamais perdu son goût de la transmission, au service du reggae qu’il voyait avant tout comme une musique militante sinon combative, rappelant sans cesse le côté révolutionnaire de l’œuvre de Bob Marley, à ses yeux loin de toute légèreté. Grâce à lui, il regardait le monde “avec de bonnes lunettes”, aimait-il souligner.
Lui qui a grandi en apprenant le français à Kingston, bien qu’issu d’une famille très modeste, avait enfin découvert, à la faveur des tournées du roi du reggae à la fin des années 1970, le pays de Molière dont il avait rêvé. Accablé par la disparition du patron des Wailers en 1981, pour lequel il avait commencé à jouer en 1969, le musicien d’un tempérament à la fois dur et à fleur de peau a laissé son nom sur un très grand nombre de disques des plus brillants représentants du reggae (Burning Spear, Black Uhuru, Lee Perry, Jimmy Cliff…) mais aussi participé à son ouverture, sollicité par Grace Jones, Ian Dury, Ben Harper…
De Tonton David à Lavilliers
Alors qu’il vit à New-York, il est contacté au début des années 1990 pour apporter son savoir-faire sur le deuxième album du français Tonton David, tout juste auréolé du succès de Peuples du monde. Son rôle bénéfique de réalisateur sur Allez leur dire (1994) puis Récidiviste (1995) en fait l’un des acteurs clés de l’émergence visible en France d’une scène reggae jusque-là essentiellement underground. Son installation dans l’Hexagone, où il fonde une famille, le rend rapidement incontournable : MC Janik, Neg’Marons, Brahim, K2R Riddim… On le retrouve même avec le Secteur Ä de Passi, Doc Gyneco et Stomy Bugsy sur la scène de l’Olympia pour un fameux concert enregistré en 1998 où il est présenté par le collectif comme “l’un des plus grands claviers du monde, qui a joué avec le reggaeman le plus grand du monde : son altesse, sa majesté Bob Marley.”
Au-delà des jeunes pousses qu’il veut aider à grandir artistiquement, le musicien considéré comme l’homme providentiel fait entendre ses claviers avec les artistes de chanson française à la fibre caribéenne, tels que Viktor Lazlo, Bernard Lavilliers, et même l’animateur journaliste télé Karl Zéro qui s’offre un album entier avec l’ancienne équipe de Marley ! Tous s’honorent d’avoir à leurs côtés un personnage aux telles références, qui prend son rôle à cœur et n’hésite pas jouer les intermédiaires : c’est aussi lui qui permet au batteur congolais Richacha et à la choriste franco-camerounaise Kali Kamga d’intégrer les rangs des prestigieux Wailers à la fin des années 1990, avec lesquels ils effectueront plusieurs tournées mondiales.
D’Alpha Blondy à Youssou N’Dour
Dans l’océan Indien, il intervient sur les projets des Réunionnais Baster, puis Kom Zot, ainsi que sur les albums de son beau-frère malgache Abdou Day. Sa réputation n’échappe pas non plus aux artistes africains : après l’album Jésus de l’Ivoirien Serge Kassy, le voilà qui entraîne Tiken Jah Fakoly à Kingston pour Françafrique en 2002, avant Coup de Gueule. Suivra une longue série avec le plus célèbre reggaeman du continent, Alpha Blondy, qui ne tarit pas d’éloges à son égard dans ses fonctions de réalisateur. Sans oublier l’hommage rendu par la star sénégalaise Youssou N’Dour au reggae jamaïcain à travers Dakar-Kingston. Sur la liste, figurent aussi le Sénégalais Didier Awadi, l’Ougandais Geoffrey Oryema ou encore la Camerounaise Sally Nyolo.
Retourné en Jamaïque depuis quelques années, il venait de s’illustrer avec Tiken Jah Fakoly qui lui avait renouvelé sa confiance pour l’album Braquage de pouvoir sorti ce 4 novembre. Avec le projet Jahzz, pensé comme un Buena Vista Social Club franco-jamaïcain qui consacrait d’une certaine façon son rôle dans son pays d’adoption, il aurait dû se produire le 8 novembre à Paris à l’occasion de la sortie de l’album Women. Il avait aussi en chantier un premier album à son nom, véritable serpent de mer qui aurait fait suite aux quelques 45 tours enregistrés sous son identité à Kingston dans les années 1970, mettant en avant son talent à l’orgue.
Toujours aux aguets, vif d’esprit et prêt à dégainer un bon mot mi moqueur mi-ironique, il pouvait être prompt à raconter son expérience avec une précision redoutable, livrant une histoire du reggae parfois différente de celle consignée ailleurs. Capable de terminer une nuit en studio au pied de la console dans un sac de couchage, il s’amusait à dire : “Je ne dors jamais, mais parfois je me repose un peu.” Le sommeil éternel dans lequel il est désormais plongé prive la musique jamaïcaine d’un de ses ambassadeurs les plus actifs, les plus résolus et les plus fins.